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possession de leurs anciens terrains de culture et de pâturage. Pointis, Merton, les officiers et la garnison entière avaient assisté au départ, échangé les souhaits d’usage en de telles circonstances, tandis qu’Imbert recevait les ultimes conseils de prudence et de longanimité.

Le plateau où pendant si longtemps avaient grouillé des foules d’hommes et d’animaux apparaissait bouleversé, boursouflé par les verrues des tranchées, des petits abris individuels, des feuillées. Çà et là, des taches d’un vert tendre dénonçaient les parcs des artilleurs et des cavaliers par la germination hâtive de l’orge des distributions. Des papiers, des objets de campement hors d’usage, des vêtemens et des chaussures en loques, des boîtes de conserve vides, étaient épars sur le sol, entre les roches où se glissaient déjà des chiens affamés, où s’abattaient des corbeaux et des vautours querelleurs. Le contraste entre l’animation bruyante de naguère et la solitude désolée qui entourait maintenant le poste était si brutal qu’une intense mélancolie envahit la garnison. Juchés sur les blocs énormes qui jalonnaient l’enceinte ou se dressaient en donjons décapités, des groupes silencieux contemplèrent longtemps le nuage roux qui planait sur la colonne invisible dans les ondulations du pays Zaër. Elle allait vers ses nouvelles destinées, vers les exploits et vers la gloire, tandis que les exilés de Sidi-Kaddour restaient confinés, inutiles et obscurs, entre leurs murailles.

« Bah ! ne regrettez rien, dit Pointis à un mécontent qui geignait. Qui sait ? Ceux qui partent et que vous enviez, peut-être vous jalouseront. — Qu’importe ! répliqua l’autre. Ils vont marcher, se battre, voir du pays : c’est plus intéressant que de rester immobiles dans un poste. Et je voudrais bien être à votre place : je n’aurais pas planté ma tente ici... — Croyez-vous ? Que verrais-je de nouveau ? Rien que je ne connaisse déjà : des combats d’après la formule usuelle, d’interminables séjours derrière des tranchées, des soumissions, des fantasias de dissidens, qui se termineront, comme ici, par la fondation d’un poste. Ici, au contraire, je puis suivre le scénario complet d’une pacification dont la colonne, comme dans toutes les autres régions du Maroc, n’a été que le prologue. Avouez que, pour un touriste, c’est l’occasion unique, dont j’aurais tort de ne pas profiter ! »

Imbert s’approchait, et son arrivée arrêta la discussion : « Enfin seuls ! » dit-il d’un air goguenard à Pointis qui guettait