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amoureuse, dont le naturel fait paraître comme des gouttes de fard délayé les larmes de Marion de Lorme et de la Dame aux Camélias, on ne regrette point que La Fontaine se soit départi de sa sempiternelle conception de l’amour rusé ou vénal. On regrette seulement que, dans toute son œuvre, l’amour n’ait ainsi parlé que sur les lèvres d’une courtisane.

De même, lorsqu’il vide de tout son sens philosophique la Fiancée du Roi de Garbes. Si cet exemple des caprices du sort, — dont je ne trouve l’égal en ironie que dans le Candide de Voltaire, — si cette vision amère des hommes s’entretuant pour la beauté qu’ils adorent et qu’en même temps ils avilissent, se sont convertis, chez La Fontaine, en une histoire égrillarde de bonne fille qui, malgré elle, mais en y prenant goût, passe par le lit de dix amans avant de rendre son royal fiance le mari le plus satisfait du monde, ce n’était point que La Fontaine fût incapable d’en comprendre la signification profonde, ni qu’il craignît que l’unité de ton eût à en pâtir. Sa poésie familière et ailée pouvait supporter les pensées vigoureuses et les sentimens pathétiques. Le poète qui, à propos d’un Astrologue tombé dans un puits, se posait la redoutable question de la Providence, et, tournant son regard vers les étoiles, se demandait si jamais Dieu imprima sur leur front


Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles


pouvait loger dans son conte autant de philosophie qu’il en tient dans Boccace. Mais, dès qu’il s’agit des rapports de l’homme et de la femme, La Fontaine n’y voit plus que matière à brocards et variations sur la bagatelle. Et ses Fables lui rendront l’immense service d’exorciser son esprit et de l’appliquer à des sujets d’un intérêt plus général et plus humain. Devant les Contes, que de fois le mot de Mme de La Sablière nous vient aux lèvres : « En vérité, mon cher La Fontaine, vous seriez bien bête, si vous n’aviez pas tant d’esprit ! »

Il en avait trop et il était trop artiste pour qu’il ne se glissât pas une part de vérité dans l’erreur qu’il commettait en supprimant tout le sérieux de Boccace et de l’Arioste. Il avait parfaitement compris que ni l’Arioste ni Boccace n’avaient le ton juste qui convient aux contes : le premier, parce que ses contes ne sont que des intermèdes pendant lesquels la folle musique de son poème continue de jouer ; le second, parce qu’en écrivant ses