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plus être suivies ou précédées d’historiettes d’animaux aussi fastidieuses dans leur genre que les facéties de Sœur Jeanne ou du Villageois qui a perdu son veau. Et le génie de La Fontaine en ressortirait sans ombre.

On s’attarderait moins à rechercher les traces d’une pitié pour nos misères qu’il a peut-être éprouvée, mais qu’il n’a guère exprimée. Compassion et comédie vont rarement ensemble. Quand il nous dit que « le cœur fait tout, » il est bon de se rappeler que La Rochefoucauld, celui de ses contemporains qu’il a le plus admiré avec Molière, et dont il a pris toutes les conclusions, avait écrit : « La pitié est une passion... qui ne sert qu’à affaiblir le cœur et qu’on doit laisser au peuple, » Enfin, si la ruine de Fouquet lui arrachait ce cri : « Et c’est être innocent que d’être malheureux ! » son œuvre est pleine de malheureux à qui leur malheur ne crée pas une innocence. On dira qu’il nous inspire l’horreur de la violence et de l’injustice. Je me défie de ceux qui trouvent le moyen de nous faire rire des victimes de l’injustice et de la violence. Les scrupules de l’Ane des Animaux malades de la peste sont honorables et ridicules.

Il a aimé les animaux ? Oui en artiste et contre l’homme, ce qui n’est pas la meilleure façon de les aimer. Et il les a peu connus ; il ne s’est intéressé qu’incidemment à leurs mœurs et à leur caractère. On a relevé ses confusions, ses erreurs, et des absurdités, comme le renard mangeant un fromage ou le lapin se réfugiant dans le trou d’un escarbot. Il les a rendus plus bêtes que nature, en substituant à leur instinct presque infaillible une caricature de la raison humaine, et plus vicieux en attribuant à la vanité, à la cruauté, à l’ambition, à l’avarice des actes qui leur sont commandés par les besoins journaliers de leur existence. Il a bien noté leur solidarité, mais très rarement où on la trouve, c’est-à-dire dans l’espèce. Les sociétés d’animaux qu’il a imaginées et qui rebutent notre attention, on les admet dans les conceptions religieuses de la littérature hindoue ; on les admettra chez Rudyard Kipling, qui infuse à cette antique conception de l’Inde son individualisme discipliné d’Anglo-Saxon, et qui établit la Loi de la Jungle ; on les admettra dans la fantaisie magique d’Andersen. Mais La Fontaine n’a pas du tout l’âme d’un brahmane (pas plus que celle d’un François d’Assise) ; il n’a point observé la nature comme Kipling ; et sa fantaisie est trop raisonnable et se modèle trop sur la réalité