Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/210

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

diversité des écrivains aurait bientôt déchiré le critique. Une fine complaisance de l’esprit suffit à l’empêcher de méconnaître les pensées qui ne sont pas spontanément les siennes. Mais il y a aussi de ces rencontres : le poète et le critique ont des ressemblances grâce auxquelles le critique entendra le poète mieux que par un effort zélé ; il l’entendra comme une autre voix, plus haute encore, de son rêve. L’une de ces rencontres : celle d’Alfred de Vigny et de M. Ernest Dupuy, celle de l’auteur des Destinées et de l’auteur des Parques.

On ne sait point assez que M. Ernest Dupuy est un de nos plus grands poètes. D’autres ont fait plus de bruit ; il n’en faisait pas du tout : et la triviale renommée écoute le bruit plus que le chant. D’autres inventaient avec plus d’entrain, de fantaisie heureuse ou d’impertinence habile, des rythmes, des musiques dont la nouveauté surprenait et parfois enchantait un auditoire prime-sautier. La nouveauté est séduisante, aguichante même, aux premières minutes. Elle se fane ; et, quand elle a perdu sa fragile fraîcheur, elle n’est plus rien, que démodée à faire pitié. L’avenir, mieux garanti que nous contre ses duperies, changera parmi nos contemporains l’ordre des valeurs. Je crois qu’il mettra au premier rang le poème des Parques. Il y a trente ans que ce poème fut écrit. Relisons-le : il n’a pas vieilli. Ou disons, plus dignement, qu’il a su vieillir bien : bref, il a pris son caractère durable et définitif de beauté. L’immense nuit qui s’entr’ouvre et qui révèle le groupe virginal des trois déesses, Clotho, Lachésis, Atropos, la première tenant le fardeau de la laine, flocons larges comme des nues, la deuxième brisant de recueil de ses doigts le flot sempiternel et séparant les bribes que la faux de diamant de la troisième coupe ; la clameur confuse des hommes sur la terre et, de cette clameur, l’aède tirant des plaintes, deux lamentations, l’une qui invective contre la vie et l’autre qui maudit la mort ; puis le chant de Clotho, lasse de son immobilité impassible ; et puis le chant de Lachésis, lasse de certitude omnisciente ; et puis le chant d’Atropos, lasse de son éternité qui désire la mort ; enfin la promesse de l’anéantissement pour les hommes et pour les dieux et le cri qu’au nom de l’humanité, devant les dieux, pousse l’aède, informé du projet final du destin : quel poème de l’angoisse, de l’intelligence et de la nécessité ! Aux tourmens de l’amour, de l’ignorance et de la mort, les déesses répondent par le refus et du repos et de la science et de l’éternité. Le sujet du poème, c’est l’inévitable condition de toute vie ; la péripétie en est le débat du temps et du néant ; et la conclusion, le désespoir. La querelle de l’humanité mortelle et des immuables déesses, la