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pour sa défense, appeler à son aide la légion de ses victoires immortelles et demander que ce tribunal demeurât constitué après lui pour en juger d’autres. Mais l’Europe a eu peur du bruit ; elle a préféré la geôle sourde et implacable de Sainte-Hélène. Il fallait cacher et dérober l’Homme. Et cependant, comme le dit Chateaubriand, « à la pointe de ce rocher lointain, il était vu de toute la terre. » Et celui qui avait tant de fautes à se reprocher, les expiait par une agonie dont la grandeur et les tourmens étonnèrent et émurent plus d’un impitoyable adversaire.

Joseph de Maistre demeure surpris de la renommée que garde Napoléon dans le cœur d’une immensité d’hommes ; il est stupéfait du nombre de partisans qui lui restent, des espérances qu’il entretient encore, ainsi que du mécontentement des peuples, et il en conçoit les plus terribles craintes pour l’avenir. Le 4 novembre 1815, on lui écrit de Paris : « Vous qui avez si bien prédit le sort de notre première Révolution, vous devriez bien nous dire comment finira ce que nous voyons ? — Je réponds, écrit-il, qu’en 1796, j’étais bien le maître de prophétiser à mes risques et périls sur la canaillocratie, mais que, dans ce moment, l’Histoire se trouvant nécessairement mêlée à la prophétie, tout homme doit trop de reconnaissance à ce qui s’est fait pour occuper le public de ce qu’on aurait pu faire, ce qui serait cependant indispensable pour donner un pendant aux Considérations sur la France. » Tout en paraissant réserver son jugement sur ce qui se passait sous ses yeux, il a laissé deviner sa pensée en des termes assez clairs. « La France est morte en ce moment. Toute la question est de savoir si elle ressuscitera. Il serait imprudent de disserter sur le temps futur. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’on ne voit malheureusement aucune chance de tranquillité pour l’avenir. Bonaparte est tombé, mais ses maximes sont vivantes. On ne saurait répondre de rien. Quand je songe que le résultat des plus grands efforts militaires et politiques est la ruine définitive et absolue de l’innocence ou de la simple faiblesse d’un côté, et de l’autre le triomphe, l’absolution générale des plus vils brigands, des traîtres les plus scandaleux qui aient jamais déshonoré la terre, quand je pense à ce qu’on a fait et à ce qu’on pouvait faire ; j’ai envie de pleurer comme une femme ! » Mais presque aussitôt le prophète reparait et s’exprime ainsi : « Peut-être que je me presse trop de