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Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/103

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la campagne, était le plus souvent craintive ou tout au moins timide vis-à-vis de la classe supérieure. Elle était devenue beaucoup plus indépendante ; dans les grandes villes, elle s’était entièrement émancipée de ses patrons et elle était devenue même rétive, parfois dédaigneuse vis-à-vis de la bourgeoisie. Cette disposition d’esprit datait principalement de la seconde république, qui, en instituant le suffrage universel, avait amené un changement dans le caractère de l’ouvrier. Durant plusieurs mois, celui-ci avait vu se concentrer sur lui toute la sollicitude du gouvernement, et il avait été, comme tous les pouvoirs, entouré de flatteurs. Quoique son règne eût été court, le suffrage lui était resté. Il savait qu’au jour de l’élection, sa voix comptait autant que celle de son patron et qu’il avait l’avantage du nombre. Il s’apercevait que ses intérêts pesaient plus qu’autrefois dans la balance de la politique et que tous les partis, sans exception, s’occupaient et voulaient paraître s’occuper de lui, afin de gagner son vote. Il était fier d’être devenu « majeur politiquement ; » il sentait sa puissance, et il était assez disposé, comme le sont d’ordinaire les majorités, à en faire sentir aux autres le poids. Ce sentiment était loin cependant d’être universel.


Poussant plus loin son analyse dans le milieu qu’il a le mieux connu, M. Levasseur continuait :


L’élite d’ouvriers parisiens ou naturalisés parisiens qui donnait le ton avait plus d’activité d’esprit, mais aussi plus de passions et de prétentions politiques que les ouvriers en aucun autre lieu de France, Lyon peut-être excepté. Elle ne voulait de patronage sous aucune forme (contrairement à Mulhouse par exemple). Ses chefs étaient convaincus qu’ils tenaient l’avenir entre leurs mains et s’exagéraient la force de leur parti. Ils s’appelaient « le peuple, » sans paraître s’apercevoir que tout le monde est peuple en France et que, même en acceptant le sens restreint qu’ils voulaient donner à ce mot, leurs intérêts, comme leur éducation et leurs idées, étaient souvent autres que ceux des travailleurs agricoles, qui sont plus nombreux qu’eux. En 1863, ils tentèrent de faire passer un ouvrier sur la liste des députés, afin de « combler une lacune au Corps législatif où le travail manuel n’était pas représenté. » Ce désir légitime n’a pas abouti alors.


Adolphe Blanqui l’économiste, le frère du « Vieux, » de « l’Enfermé, » disait de même :


Un sentiment d’orgueil s’est emparé des classes ouvrières... et les domine à leur insu. Elles ont assez d’instruction pour apprécier le côté faible des institutions humaines ; elles n’en ont pas assez pour les réformer d’une manière sérieuse et durable. Le préjugé funeste de la souveraineté absolue de la force les aveugle au point de leur faire croire qu’on peut tout oser, tout tenter, tout refaire par la seule supériorité du nombre...


Et c’est encore ce qui est exprimé ou sous-entendu dans toute la première partie du Secret du peuple de Paris, d’Anthime