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le chemin de son ambition, de sa vengeance ou de son salut individuel, et qui aurait encore, s’il l’avait pu, approfondi le lit des flots ou exhaussé les fjells qui le séparaient de ses frères ! Il vit dans l’âme de ces promeneurs attardés sur qui tombe le crépuscule d’Elseneur et que des cas de conscience jettent en d’innombrables perplexités. Il est au fond de ces génies imaginaires que produit abondamment la terre danoise et que nous peignent les romanciers danois. Il continue d’éplucher la parole de ses morts, et, persuadé qu’ils ont dit vrai, de jouer à s’en convaincre.

Où Shakspeare avait-il rencontré ce type si profondément scandinave ? Rien des traits caractéristiques du génie anglo-saxon ne s’ajuste à la conception de son Hamlet. La légende du vieux Danois Saxo Grammaticus ne lui fournissait que deux ou trois scènes et le fond de barbarie d’où se détachent ses personnages. Pour en tirer le Hamlet moderne, il fallait non seulement le lire avec la connaissance du Danemark triste et chrétien, mais encore y ajouter toute la richesse d’une observation personnelle. Comme la genèse de son œuvre nous deviendrait claire s’il avait connu Kirkegaard ! Mais peut-être Kirkegaard n’aurait-il pas pris aussi pleinement conscience de lui-même s’il n’avait eu devant les yeux le personnage de Hamlet. Rappelez-vous le cri extraordinaire du héros shakspearien dans la nuit, ce cri qui serait même plaisant, si quelque chose pouvait l’être en son histoire : « Mes tablettes ! Il convient d’y noter qu’on peut sourire, oui, sourire et être un misérable. » Il écrit. Il écrit au moment où il est le plus violemment ému, au moment où, c’est le cas de le dire, la terre tremble sous ses pas... Ces tablettes, ce sont les Papiers de Kirkegaard.

Je me trompe peut-être. Après tout, je ne me flatte pas d’avoir compris cet homme qui s’est travaillé lui-même à se rendre obscur. Mais j’ai projeté sur lui le faisceau de lumière qui sort du drame de Shakspeare, et j’ai cru le distinguer aussi nettement que le soir, à Elseneur, je distinguais les vergues, les voiles et la poupe et la proue des bateaux qui passaient sous le jet de sang du phare de Kronborg.


ANDRE BELLESSORT.