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dans leurs romans à vingt-cinq sous la page, et qui ne sont pas moins déplacés dans leur conversation que dans leurs écrits.

J’en citerai un seul exemple : Alfred de Musset, un des habitués de la princesse Belgiojoso, se roule sur les canapés, met ses jambes sur la table, se coiffe d’un bonnet dans le salon, fume des cigares. Un soir, chez Mme Emile de Girardin, il fut présenté à notre Ambassadrice ; celle-ci, avec sa politesse accoutumée, l’engage à venir la voir et lui indique un jour, où elle comptait avoir quelques gens de lettres. Il arrive, sentant la pipe à faire horreur, il s’approche de la table devant laquelle l’Ambassadrice était assise avec les princesses de Béthune, la marquise de Jumilhac, la princesse de Craon et quelques autres dames. Une gravure de Léopold Robert, offerte par celui-ci à l’Ambassadrice et représentant « les Moissonneurs, » donna lieu de parler de ce peintre, de sa malheureuse fin et de la ville de Venise où il est mort. À ce propos, M. de Musset nous dit, d’un ton prétentieux, que lui aussi, l’année dernière, avait manqué mourir dans cette ville d’une fièvre maligne.

Pour lui témoigner notre intérêt, nous observons que [l’idée de mourir seul à l’étranger, sans qu’un ami, qu’un parent vous assiste, vous console dans les derniers momens, devait être terrible.

— Sans doute, répondit-il ; heureusement, je n’étais pas dans ce cas, j’étais soigné mieux que par un ami, mieux que par un parent, j’avais une compagne, fidèle, adorable.

— Et vous l’avez perdue depuis ? dit l’Ambassadrice.

— Mme de Musset est morte ? ajoute la princesse de Béthune, toute chagrine que nous ayons contribué à rouvrir une plaie.

— Oh ! non, reprend le jeune littérateur, je n’ai jamais été marié. C’était Mme Dudevant (George Sand) avec laquelle je voyageais en Italie. C’est à elle que je dois la vie, elle qui m’a soigné avec cet amour, cette tendresse dont elle seule est capable.

Un silence suivit ce discours. À ce singulier aveu, toutes ces dames s’entre-regardèrent ; celles d’entre elles qui ne savaient pas rougir avaient peine à ne pas rire, et les hommes, moi comme les autres, n’étant pas maîtres de nous retenir, nous sauvâmes dans la bibliothèque pour donner un libre cours à notre hilarité.