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plus secret de son âme, la vivante et pathétique figure de son Raskolnikof, il a employé des années à « inventer et à rédiger d’autres histoires, » — qui, celles-là, lui étant moins chères, lui semblaient s’accommoder mieux d’une « exécution » improvisée.

Du moins lui a-t-il été donné, cette fois-là, d’écrire enfin et de nous transmettre l’admirable roman qui aurait, à lui seul, de quoi nous révéler la profondeur de sa pensée et la puissante maîtrise de son art de poète. La faculté de rentrer en Russie après dix ans d’exil, le succès de quelques-unes de ces « histoires » écrites après son retour, et tout un ensemble d’occasions heureuses lui ont momentanément procuré l’illusion de posséder à présent ce loisir qu’il avait en vain attendu, espéré jusqu’alors : et aussitôt il s’est mis à la réalisation de son ancienne idée. Mais dès l’instant suivant, l’illusion s’est écroulée : Dostoïevsky a été ressaisi par les dettes, et de nouveau la nécessité de gagner son pain, — et celui des nombreuses personnes dont il avait la charge, — lui a enlevé tout loisir de traiter dignement aucun des grands sujets qu’il portait en soi. C’est ce que lui a tristement prouvé la mésaventure de cet Idiot où, comme on l’a vu, il se désespérait d’avoir dû « gâcher » une idée « toujours profondément méditée et aimée. » Une fois de plus, le malheureux a senti l’impossibilité pour lui de suivre l’exemple d’un Tourguenef ou d’un Léon Tolstoï, garantis par leur fortune du risque « affreux » d’avoir à transformer en misérable « copie » les plus nobles aspirations de leur cœur et de leur pensée. Libre à eux, ces rivaux privilégiés, d’être délicieusement des artistes de lettres : quant à lui, Dostoïevsky, jamais plus sans doute il ne réussirait à se dégager de son cruel métier d’ « écrivain professionnel ! »

Et vraiment c’est à quoi l’infortuné n’a jamais réussi. Après l’achèvement de l’Idiot, Dostoïevsky a écrit tour à tour l’Éternel Mari, les Possédés, l’Adolescent ; il a même eu la chance merveilleuse de pouvoir publier, pendant deux ans, les livraisons mensuelles de ce Journal d’un Ecrivain que je ne saurais assez recommander au lecteur français, comme la profession de foi religieuse et morale de l’un des plus nobles esprits de tous les temps. Mais jamais le pauvre grand homme n’a pu trouver le loisir d’exécuter 1’ « idée » qui n’avait plus cessé de « l’accaparer tout entier » depuis la fin de l’année 1868. L’idée était décidément trop belle, trop étroitement attachée aux fibres les plus intimes de l’âme douloureuse du poète : jamais celui-ci n’a osé la faire sortir du sanctuaire où il l’avait installée au plus profond de son cœur. Et cependant Dieu sait combien il l’a « méditée et aimée, » cette