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Fille d’un limonadier de la Comédie-Italienne, Bachaumont, qui parle cru, la qualifie de « fameuse courtisane. » Nombre d’aventures, un procès retentissant contre un ex-échevin, le sieur Lhomme, dont Barbier nous apporte l’écho scandalisé, lui formaient un passé des plus lourds ; à trente ans, vers 1760, elle avait fait la conquête de l’inflammable septuagénaire.

La dame se piquait d’écrire. Docile à si généreuse ambition, son vieil amoureux lui prêtait l’appui d’un phébus à vrai dire quelque peu fatigué.

Entre autres merveilles, il composa pour elle un Éloge de Sully et un conte, Camédris, que le caustique historien de la République des lettres apprécie sans indulgence : « C’est une féerie négligeable quant au fond et dénuée même de ces grâces dont le sexe sait orner tout ce qu’il touche. On y décèle la main flétrie et décharnée du pauvre Moncrif. »

Aveuglé par sa passion, le Tite-Live des chats devait oser pis encore et totalement oublier les préceptes de cette prudence avisée qui naguère gouvernait sa vie.

Le 25 mars 1762, directeur de l’Académie Française, on le vit afficher publiquement, dans sa loge, le compromettant objet de ses transports. Ce fut un bel esclandre et l’illustre assemblée s’indigna fort à voir « le temple des Muses devenu celui des courtisanes. »

L’amour est coûteux aux vieillards, mais riche, célibataire sans famille, Moncrif pouvait s’en offrir sans danger la dispendieuse fantaisie. S’il n’avait pu devenir maître d’hôtel de la Reine, charge lucrative donnée à Helvétius, il n’en possédait pas moins à des titres divers : censeur royal, lecteur de Madame la Dauphine, secrétaire du Duc d’Orléans, quarante bonnes mille livres de rente, plus de cent mille francs d’aujourd’hui.

Il en usait gaillardement et sans scrupule, heureux d’un sybaritisme sans nuages, oublié des Parques, absous par l’indulgence du siècle.

Cette éternelle jeunesse excitait la malignité de ses confrères :

« On m’a mandé, écrit Voltaire à Mme du Deffand, qu’on avait découvert un bâtard de Moncrif qui a soixante-quatorze ans. Si cela est, Moncrif est le doyen des beaux esprits, mais il veut paraître jeune et dit qu’il n’a que soixante-dix-huit ans ! »