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il entend que tout le monde en ait sa part, bien à lui : il veut que tout travailleur devienne un « travailleur complexe, » c’est-à-dire à la fois ouvrier, capitaliste, propriétaire d’une fraction du sol… et sans doute aussi entrepreneur, ingénieur, inventeur, etc. ! La liberté sera à ce prix ou elle ne sera pas ! Par conséquent il faut qu’il soit interdit de posséder de la terre au-delà d’une étendue justifiant (devant qui ? ) d’un rapport exact entre le travail et le capital d’un chacun. Bon gré mal gré, tout le monde devra semer et récolter son sac de blé…, fallût-il négliger d’autres occupations pour lesquelles on serait mieux fait, et dont on attend plus de bénéfices…

Abrégeons cette métaphysique romanesque, enivrée de l’amour de la justice distributive et réparatrice, comme elle est enivrée d’érudition et de citations en toutes les langues. Il n’est pas surprenant qu’aujourd’hui l’esprit public, fatigué d’être ainsi mené d’un pôle à l’autre et des temps préhistoriques à l’année 1914, se repose : il n’est pas surprenant que, laissant de nouveau les gens choisir leur métier, travailler, économiser, s’associer, proposer leurs idées et leur manière de les appliquer, le tout à leur idée, il se contente de suivre ces tendances, d’en mesurer les effets, de les conseiller le plus sagement possible en vue d’accroître la production nationale. C’est le parti auquel plus d’un économiste s’arrête pour y faire honneur. Tel, à l’université même de Turin, celui qui est présentement en possession de la faveur générale, M. Eynaudi. Publiciste actif, avisé, pratique, admirablement au courant des choses de la finance, il donne souvent des articles très lus au grand journal libéral du royaume, le Corriere della Sera et dirige la revue de la Riforma Sociale jadis fondée par M. Nitti, aujourd’hui ministre. Si M. Eynaudi, très ennemi du protectionisme de son gouvernement, n’est pas écouté, comme il le voudrait, de la majorité des hommes politiques, il est très apprécié par les connaisseurs. Chez ces derniers, M. Della Volta, professeur à l’université de Florence, s’attache à former une jeunesse d’élite qui lui doit la création d’un institut rappelant notre Ecole libre des sciences politiques : il la pénètre de son esprit tenace, distingué, mesuré, ami de la clarté française.

Ces efforts techniques, si appréciés qu’ils soient, n’empêchent pas de se répandre un certain esprit de scepticisme et une certaine inquiétude, assez connue du reste en d’autres milieux.