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Et comme ils sont nombreux, prolifiques, méthodiques, ils apportent une grande force à la camarilla militaire qui fait peser sur l’Europe une volonté éclairée par une intelligence limitée, mais soutenue par une présomption sans égale.

Quant aux deux grands chefs eux-mêmes, l’empereur d’Allemagne et l’empereur d’Autriche, il ne nous appartient pas en ce moment de les juger. L’histoire le fera ; déjà ils lui appartiennent ; tous deux s’étant longtemps refusés à commander le grand carnage, mais tous deux, sans se rendre bien compte des conséquences effroyables de l’acte qu’ils accomplissaient, ayant finalement cédé aux impérieuses suggestions du parti militaire qui les domine. Dans ce parti sont les vrais coupables, ceux qui ont si légèrement mis aux prises des millions d’hommes et sacrifié des milliers et des milliers de nobles existences humaines.

Quels aveuglemens ! Quelles illusions ! Quelles fourberies naïves et cyniques à la fois ! Quand l’histoire racontera leurs hauts faits, ce sera comme un étrange anachronisme. Ils ont procédé à la manière antique : comme Charles le Téméraire attaquant les Suisses, Philippe II attaquant l’Angleterre, Charles XII attaquant la Russie, Napoléon attaquant l’Espagne et l’Europe entière, et ils se sont imaginés qu’il suffit d’une armée puissante pour tout oser contre les libertés des peuples. Ils ont cru que l’Italie, cette nation latine, fière de sa jeune indépendance et mère du droit, les approuverait et les suivrait dans leur lutte contre le droit. Ils ont cru que l’Angleterre leur permettrait de déchirer impunément des traités auxquels elle avait apposé sa puissante signature. Ils ont cru que la Belgique, si vaillante dans le passé, consentirait, pour la première fois au cours de sa glorieuse histoire, à se laisser fouler aux pieds par une soldatesque étrangère, sans que son vieil honneur se révoltât ! Ils ont cru que la France, menacée dans sa vie, ne se tournerait pas tout entière, splendidement unifiée, contre l’agresseur ! Ils ont cru que nous n’avions plus dans nos veines le sang de nos arrière-grands-pères, qui, en 1792, se sont levés contre les souverains coalisés ; et ils ont repris la politique insultante et haineuse que leurs aïeux à eux, à Cobourg et Coblence, avaient machinée contre la jeune République, jalouse de sa liberté ! Leurs déclarations sont une nouvelle édition du manifeste de Brunswick, et il semble que ce soit la Marche de Sambre-et-Meuse que répètent nos musiques militaires.