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des aéroplanes font une ronde qui n’est pas inutile, puisque, cette semaine, on a descendu deux Tauben dans la région.

Le petit village de Somme-Tourbe est complètement détruit. Inutile donc d’y chercher la vieille place et l’auberge où, le 19 septembre 1792, s’étaient installés le roi de Prusse et le duc de Brunswick. Comme les soirées sont longues à Châlons, — il faut être rentré avant neuf heures, — j’avais justement relu la Campagne de France. Qu’il devait être délicieux de faire alors la guerre ! Je comprends que Goethe soit parti à la suite du duc de Weimar ! Au milieu des camps, il n’oublie aucune de ses préoccupations et trouve moyen d’observer des phénomènes d’optique. Pendant la bataille, il s’amuse à jeter dans un bassin des morceaux de grès colorés, pour en examiner les reflets. Quelques heures après la prise de Verdun, il visite les célèbres boutiques des confiseurs et envoie des dragées à ses amies d’Allemagne. Quant aux plus furieux bombardemens, c’étaient jeux d’enfans à côté du moindre duel de nos artilleries. N’est-elle pas charmante l’anecdote du boulet qui passa si près de lui qu’il en pirouetta sur lui-même ? « Je vis le boulet, derrière la foule qui s’était écartée à son approche, faire des ricochets à travers les haies. Les gens coururent après lui, dès qu’il eut cessé d’être redoutable ; ceux qui furent assez heureux pour s’en emparer le rapportèrent en triomphe. » Tous les récits de cette campagne m’ont fait songer à une guerre d’opéra-comique. Pourtant, on y pressent déjà les Allemands d’aujourd’hui. Le pillage y est pratiqué par tous, chefs et soldats, et quelquefois aussi par l’auteur lui-même. Déjà également, on incendie les maisons, sous le prétexte que les habitans ont tiré sur les troupes ; et Gœthe ne s’en émeut guère. « Quelques villages brûlaient çà et là ; mais la fumée et les flammes ne sont pas d’un mauvais effet dans un tableau de guerre. » Néanmoins, il n’approuve pas ces pratiques qu’il qualifie même de funestes. « On fait tantôt le bravache et le destructeur, tantôt le doux et le consolateur ; on s’accoutume à des phrases qui, au milieu des situations les plus désespérées, réveillent et entretiennent l’espérance ; on ne façonne ainsi à l’hypocrisie. »

Que penseriez-vous, Gœthe, de l’hypocrisie de vos compatriotes d’aujourd’hui ? Car je ne puis croire que vous auriez subi la sorte de folie collective qui s’est emparée des cerveaux germaniques. Vous n’auriez pas signé le fameux manifeste, où les plus