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grands esprits d’Allemagne nient l’évidence avec l’entêtement stupide des enfans pris en faute. Vous saviez trop qu’une nation, qui foule au pied le Droit et l’Honneur, est condamnée à périr tant qu’il y aura sur terre des hommes dignes de ce nom. Et puis, vous vous seriez rappelé ce que vous aviez vu : « Le matin » on ne pensait qu’à embrocher et à manger en masse tous ces Français… Maintenant on marchait la tête baissée sans se regarder ; et, si l’on se parlait, c’était pour jurer et maudire. » Il y a trois mois, vos compatriotes ne songeaient aussi qu’à nous manger en masse et à se partager les dépouilles du plus beau pays qui soit au monde… Et maintenant, quand s’assemblent les généraux du grand état-major, et les fils de l’empereur, et l’empereur lui-même, je crois bien que, comme en 1792, ils doivent aussi jurer et maudire…

Qu’elles sont émouvantes à méditer, ces leçons du passé, sur cette colline de Valmy, au pied de la pyramide où fut scellé le cœur de Kellermann ! Quelques coloniaux déchiffrent les inscriptions qui y sont gravées ; ils appartiennent au régiment dont le drapeau, la veille, fut décoré de la Légion d’honneur par le général de Langle de Cary, commandant d’armée. L’un d’eux me donne quelques détails. Cinq régimens étaient rangés sur l’emplacement même où se tenaient les soldats de la Révolution. Quand le général s’approcha du drapeau et lui parla comme à un brave : « Drapeau du 24e régiment d’infanterie coloniale, je te décore de la Légion d’honneur ! » bien des larmes coulèrent sur les rudes visages des coloniaux. Pas un ne leva la tête vers le Taube dont les bombes maladroites ne parvinrent pas à troubler la cérémonie…

Jamais encore je n’avais senti si profondément l’orgueil d’être Français. C’est ici, tandis que la canonnade ébranlait cette colline, que Goethe prononça, — ou prétend avoir prononcé, — les paroles prophétiques saluant l’ère qui naissait. Devant ce même horizon, tandis que les canons font rage dans cette forêt de l’Argonne derrière laquelle, par-delà Verdun, il y a Metz, je me dis que nous aussi, nous vivons des journées historiques. Déjà luit l’aurore d’un monde nouveau, sous les auspices de celle qui ne nous quitta jamais que pour nous revenir plus belle : la Victoire.


GABRIEL FAURE.