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Une fois sur le trône, il n’oublia pas le double engagement qu’il avait pris vis-à-vis du chef de sa maison : s’affranchir de la suzeraineté turque, faire honneur au nom de Hohenzollern, furent ses constantes pensées. Mandé à Constantinople, quelques mois plus tard, pour y recevoir le firman d’investiture de la Porte, le prince élu de Roumanie affecta de traiter son suzerain en égal, écartant la chaise qu’on lui avait préparée pour s’asseoir à côté du Sultan, et posant négligemment le firman sur une table en chargeant son ministre de prendre « ce papier. » Abd-ul-Aziz, sans paraître remarquer les entorses volontairement faites au protocole, n’en témoigna pas moins à son hôte la plus grande cordialité. « A la vérité, écrivait celui-ci, cette réception s’est adressée au prince de Hohenzollern plutôt qu’au prince roumain, car les anciens hospodars des principautés danubiennes n’ont jamais été traités à la Corne d’Or que comme de hauts fonctionnaires de l’Empire ottoman et, en signe humiliant de leur vassalité, ils devaient tenir la bride quand le Sultan montait à cheval. »

Cet orgueil de sa race était un trait dominant du caractère du prince Charles et on en retrouve la trace à chaque page, pour ainsi dire, de ses Notes sur sa vie, qu’il a fait paraître il y a quelques années[1] ; le grand nom, le sang illustre, la glorieuse lignée des Hohenzollern, tel est le véritable leitmotiv de ces curieux Mémoires.

Muni de l’assentiment du roi Guillaume, encouragé par le kronprinz et par Bismarck, le prince Charles, — que nous appellerons désormais du nom roumain de Carol, — quitta furtivement l’Allemagne et, voyageant sous un nom d’emprunt pour dépister l’attention des Puissances, — Autriche, Russie, Turquie, — qui se montraient hostiles à son élection, il débarqua incognito, le 20 mai, à la station de Turnu-Séverin sur le Danube. Bratiano l’attendait sur la rive avec son modeste équipage, attelé de huit petits chevaux qui, souvent relayés, l’emportèrent au grand galop, voyageant jour et nuit dans la direction de Bucarest (à 364 kilomètres de là). Le long du parcours,

  1. Ces Notes, rédigées d’après la correspondance privée du prince, ont été publiées d’abord en allemand, à Stuttgard, puis traduites en français par l’Indépendance roumaine. Ce sont de véritables Mémoires, formant quatre forts volumes que nous avons essayé d’analyser dans un livre intitulé : Quinze ans d’histoire (1866-1881), Plon.