Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/622

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
618
REVUE DES DEUX MONDES.

La guerre achevée, les vaincus, hommes ou gaus, gens et biens, devenaient la chose, le « bénéfice » des vainqueurs. D’où l’entrée, dans le gau vainqueur, d’esclaves, de captifs, d’hommes sans liberté, auxquels il fallait faire une place au-dessous des hommes libres, sur une échelle de servitude qui allait de la chaîne temporaire à l’esclavage définitif : roi dans son gau, un Germain pouvait être esclave dans un autre ; un chef de fidèles devenait un serf des vainqueurs, tout en conservant sa propre meute de vassaux. Et de même pour les biens : autant d’individus, autant de propriétés et de « bénéfices ; » autant de statuts personnels, autant de droits individuels, de contraintes, de libertés. Aucune règle générale ni permanente. Pour chaque espèce, une définition provisoire, un contrat oral, une promesse ou un serment toujours révocables. Pour l’ensemble, le seul règne de la force et de la fantaisie, de la « liberté, » tempérée soit par le caprice des guerriers, soit par l’absolutisme éphémère du roi ou du Kriegsherr, — bref le « droit du poing, » le Faustrecht, le seul droit que les Germains aient jamais cru le maître du monde.

Celles des peuplades germaniques, qui dépecèrent l’Empire d’Occident, s’installèrent avec ces habitudes de vie dans l’unanimité et la paix romaines, sur les terres du droit écrit et de l’État souverain. Elles voulurent concilier leurs coutumes et leurs instincts avec les exigences de cette res publica, dont leur conversion au christianisme leur faisait admirer la majesté, la beauté et goûter, après tant de siècles de vie sauvage, la douceur. Ces conquérans de l’Empire voulurent devenir romains comme leurs nouveaux sujets, tout en restant germaniques comme leurs ancêtres, devenir des peuples d’État tout en restant des animaux de forêt. Ils n’y réussirent pas du premier coup, ni eux, ni leurs fils ou petits-fils, ni même les arrière-petits-fils de leurs arrière-petits-enfans. Aux nations germano-latines dont l’invasion des Barbares avait couvert les provinces romaines, il fallut plus de quatorze siècles (406-1815) pour découvrir une solution approchée au problème des relations entre l’individu et l’État, entre la souveraineté de celui-ci et la liberté de celui-là.

Sous le nom de féodalité, ce furent les libertés germaniques, les associations locales, les combinaisons individuelles, le régime du serment personnel, de « l’hommage, » qui d’abord