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ESQUISSES MAROCAINES.

cris d’adoration et cris d’extase, semblent retentir encore dans les cris de ceux qui veulent atteindre les lumières. Ce mysticisme sensuel qui s’épanche en désordre, en sensations violentes, en musiques spasmodiques, a déjà, avant l’islamisme, possédé la foule orientale. C’est l’apport de la chaude et sensuelle Asie tel que tour à tour il surexcitait et engourdissait Carthage. Dans ces sous-sols musulmans on retrouve des assises de civilisations antiques. A tout moment, dans un coin de ruelle marocaine, on a la même sensation que si, subitement, un coup de pioche faisait apparaître, sous le cailloutis d’un champ inculte, un dieu d’autrefois, intact, avec son sourire, et la petite stèle sur laquelle, d’un trait mince, fut inscrite l’image de son dévot. Les courans du paganisme oriental et ceux du paganisme occidental se sont croisés dans l’âme africaine et, dans cette âme musulmanisée, ils se croisent encore. Dans plus d’une manifestation religieuse, individuelle ou collective, « tout se passe » comme si Mahomet n’avait jamais existé. Les khouans, les affiliés sont les fils obéissans des cheikhs, mais ils sont les fils plus obéissans encore d’un passé qu’ils ne connaissent pas. Nous les regardons comme si, à travers d’épaisses ténèbres, nous voyions surgir des formes de vie, de pensée, des maladies spirituelles dont nous ont parlé les livres et que nous croyions appartenir au passé à jamais éteint.

Processions, chants, rires, cris, musique de démons, ravissemens angéliques, silence d’extase, anéantissement de la vie dans la sensation tiède du sang qui s’échappe en petits ruisseaux, poèmes jaillissant comme des fleurs dans un désert, fraternité créée dans l’enivrant bourdonnement du dikr, dans la cadence passionnée de la hadra, amour dévié dans la famille incomplète retrouvé entier, absorbant, dans l’holocauste de la volonté, l’offrande totale de l’âme et du corps au maître, le mysticisme alimente la spiritualité comme la sensualité. Le khouan est bien le fils du myste que possédait la sombre fièvre, qui se couchait sous le taurobole et recevait à travers la claire-voie le baptême rouge, ce sang tiède qu’il aimait sentir couler sur son dos, sur son ventre. Couché sur le sol arrosé de sang, le fils de Ben-Aïssa sent aussi monter de son âme un rugissement d’extase. Solitaire, il a retrouvé dans le soufisme un Dieu, un père, des frères, un amour. Et après la mort, sous les plis légers qui ondulent en tertres monotones dans les cimetières musulmans,