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bouquin à bouquin. Ce qui était nouveau, c’était de voir le Prince combattu par un prince. Action méritoire, mais imprudente. La finesse et l’expérience de Voltaire ne s’y trompent pas. Outre les fautes de composition, « les fautes contre la langue, » il condamne sévèrement les propositions téméraires qui pourraient, dans la suite, être opposées à leur « illustre » et « vertueux » auteur, se retourner contre lui, lui nuire, ou simplement le gêner. Le travail auquel il se livre est, si l’on me passe le mot, un minutieux épluchage. Pour en juger, il n’y a qu’à rapprocher les deux versions de l’Antimachiavel qui s’écartent le plus l’une de l’autre : le texte de la Réfutation, d’après l’autographe de Frédéric, et l’édition de Pierre Paupie, établie par Voltaire, définitivement, ne varietar. Prenons, par exemple, deux des chapitres sur lesquels Voltaire avait particulièrement appelé l’attention de Frédéric, avec succès du reste, car on retrouve dans l’ouvrage, et presque en propres termes, les argumens suggérés dans la lettre ; les chapitres XVII et XVIII du Prince. L’impitoyable éditeur ne se contente pas d’émonder des incorrections ou d’écheniller des injures, de faire tomber les « fourbe politique, » les « malhonnête homme, » les « coquin méprisable, » dont la discussion est hérissée ; il taille à coups de hache, abattant des paragraphes tout entiers.

Le chapitre XVII est le fameux chapitre : De la cruauté et de la clémence, et s’il est mieux d’être aimé que redouté. Frédéric avait écrit :

« Les princes… sont les arbitres suprêmes de la justice. Un mot de leur bouche fait marcher devant eux ces organes sinistres de la mort et de la destruction, un mot de leur bouche fait voler au secours les agens de leurs grâces, ces ministres qui annoncent de bonnes nouvelles. Mais qu’un pouvoir aussi absolu demande de circonspection, de prudence et de sagesse pour n’en point abuser !

« Les tyrans ne comptent pour rien la vie des hommes. L’élévation dans laquelle les a placés la fortune les empêche de compatir à des malheurs qu’ils ne connaissent point ; ils sont comme ceux qui ont la vue basse, et qui ne voient qu’à deux pas d’eux : ils ne voient qu’eux-mêmes, et n’aperçoivent point le reste des humains ; peut-être, si leurs sens étaient frappés par l’horreur des supplices infligés par leur ordre, par les cruautés qu’ils font commettre loin de leurs yeux, par tout ce qui devance