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II

La doctrine allemande se distingue encore par un autre trait qui lui est particulier et doit appeler sur elle des critiques sévères : c’est la distinction de l’usage commun de la guerre et de la raison de guerre, de la Kriegsmanier et de la Kriegsraison. Il faut bien expliquer le sens de cette distinction, car on ne le devinerait pas.

En général la science comprend sous le nom de droit de la guerre l’ensemble des limitations apportées à la liberté des belligérans au nom de la raison, de l’humanité et de l’honneur, Elle propose l’observation de ces règles parce que cette observation lui parait possible et hautement recommandable ; elle tient le belligérant pour obligé en toute occasion de s’y soumettre, parce qu’elles ne perdent jamais leur raison d’être et leur force. La science ne croit pas qu’il soit possible d’observer le droit de la guerre et de ne pas l’observer en même temps. Ou bien un belligérant l’observe et fait la guerre en homme civilisé, ou bien il le méprise et se place à ses risques et périls au-dessus du droit et au-dessous de l’humanité. Il ne semble pas qu’il y ait de milieu entre ces deux alternatives. La doctrine allemande pourtant n’est pas de cet avis et elle explique qu’il y a deux façons légitimes de faire la guerre, la manière ordinaire ou Kriegsraison, qui oblige à respecter les interdictions formulées par le droit des gens, et la manière exceptionnelle ou Kriegsraison, suivant laquelle tout est permis.

Lorsque l’on procède par la voie de la Kriegsraison, on n’a à s’inquiéter ni des principes traditionnels du droit de la guerre ni même des traités que l’on aurait signés sur cet objet ; tout devient licite, il n’y a plus d’excès condamnables, plus rien que l’on puisse qualifier de barbare ou de déshonorant, l’état de raison de guerre excuse tout.

Il n’est pas besoin de pousser plus loin pour apercevoir qu’avec une semblable théorie, le droit de la guerre n’est exactement plus qu’un mot. Comme c’est au belligérant qu’il appartient exclusivement de décider s’il fera la guerre à l’ordinaire ou à l’extraordinaire, ce serait perdre son temps que de prétendre lui adresser un reproche. Il y répondra en dînant qu’il s’était vu obligé d’agir suivant la raison de guerre, et tout sera dit par-là.