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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/930

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à se gêner. Je vous le répète : tout cela est un peu vulgaire. Molière n’eût pas approuvé ce mariage. Eût-il reproché à l’ami Fritz de déchoir ? Peut-être. Il était d’avis qu’on doit se marier dans sa classe et dans son monde, et cela est d’un grand sens. Un gendre doit pouvoir dire « Mettez-vous là, beau-père, et soupez avec moi, » sans pour cela faire asseoir son fermier à sa table. Ce qui est encore plus grave, c’est que Fritz à presque l’âge d’Arnolphe, si Suzel a tout à fait celui d’Agnès. Oui, Molière eût préféré un amoureux plus jeune : le fils du père Jacob par exemple. Mais, comme on sait, nous avons beaucoup prolongé le temps d’aimer, et c’est un des moins discutables effets du progrès : le théâtre moderne est plein de complaisance pour les quadragénaires. Et puis, M. Kobus a du bien : il en a assez pour faire passer sur quelques années qu’il a de trop. Ce mariage sera pour Suzel un mariage magnifique, inespéré. Nous ne voyons pas autre chose et nous nous réjouissons d’être invités à la cérémonie des fiançailles, — qui tout à l’heure vont être célébrées sous nos yeux, suivant la coutume locale et très ancienne, reconstituée à la Comédie-Française en un défilé des plus pittoresques.

Suzel aime M. Kobus : elle l’aime ingénument et sans s’être jamais demandé pourquoi. Plus curieux qu’elle, demandons-nous ce qui, chez cet homme mûr, a pu séduire cette imagination de jeune fille. Ce n’est pas la sveltesse de sa tournure et ce n’est pas la galanterie de ses propos. Mais chaque fois que la fille du père Christel a entendu prononcer le nom de Fritz, c’est avec déférence et considération. Les autres, on les appelle le fils Jacob ou le gars Un tel. Lui, c’est « monsieur Kobus.. » Quand elle le voit passer, c’est vêtu d’une redingote de fin drap comme n’en a jamais porté le père Christel. Quand elle va chez lui pour s’acquitter de quelque commission, elle admire ces vieux meubles, ce luxe solide dont on sent bien qu’il ne s’improvise pas en un jour, et qu’il y faut l’effort continu de plusieurs générations. Elle sait, pour avoir causé avec la gouvernante, que ces armoires sont pleines de linge, ces bahuts pleins de provisions, la cave bien garnie des meilleurs crus. Il lui semble qu’on doit être aisément heureuse parmi toutes ces choses qui aident si puissamment à l’agrément de l’existence. Etre Mme Kobus, elle n’y a jamais songé, cela va sans dire ; mais avec quelle ivresse elle le deviendra ! Agnès, qui sacrifie la fortune d’Arnolphe, ses biens meubles et immeubles, sa maison de ville et sa maison des champs, pour la jolie mine d’Horace qui n’a pas le sou, est follement romanesque : on ne l’a pas assez remarqué. Suzel est romanesque, elle