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aussi, parce que toute jeune fille a son coin de romanesque : elle a son rêve, mais c’est un rêve raisonnable, sérieux, confortable. Elle sera « Madame Kobus » éperdument. A dix lieues à la ronde, elle aura la maison la mieux tenue, et y fera régner une discipline dont le besoin se fait sentir. Une à une elle fera perdre à son mari ses habitudes de vieux garçon ; elle évincera en sourdine les amis les moins comme il faut ; elle diminuera insensiblement l’ordinaire trop copieux. Et ce sera très bien ainsi. L’Ami Fritz est un modèle de l’idylle selon l’esprit d’une société bourgeoise et pratique.

Je ne sais d’ailleurs quel succès la pièce aurait eu, si elle nous eût été présentée dans un autre cadre, et ce qu’elle eût gardé de son charme, si elle eût été une idylle picarde ou normande. Mais elle nous arrivait en costume alsacien, sous la coiffe aux grandes ailes noires. Elle nous apportait une image de cette Alsace qui venait de nous être enlevée. Comment ne nous eùt-elle pas remués jusqu’au fond de nos cœurs ? Et comment cette émotion n’eût-elle pas duré autant que durait en nous le regret de la province perdue, à laquelle nous ne pouvions renoncer ? L’Ami Fritz appartenait à cette littérature du Souvenir où chaque visite qu’on fait semble un pèlerinage. L’Alsace qu’il évoque est celle d’autrefois, celle du temps passé qui était le bon temps, l’Alsace d’avant la germanisation. Pays de braves gens, de mœurs saines et probes, de bon sens et de bonhomie. On vivait comme ont vécu les anciens, suivant des traditions qui font partie du patrimoine reçu en naissant. On était libre et chacun s’arrangeait à sa guise. On ne craignait rien des autorités, qui n’avaient pas à intervenir dans vos affaires et à se mêler de vos conversations. On ne se méfiait pas de ses voisins, qui étaient des compatriotes, nés et grandis sur le sol. On se connaissait entre gens du pays depuis toujours. Et l’existence s’écoulait, régulière, calme, sans heurts et sans histoires, comme celle des peuples heureux…

Le rôle de Suzel avait été jadis un des triomphes de Mme Reichemberg. Autour d’elle la Comédie groupait, dans une de ces merveilles d’interprétation qui sont restées célèbres, la sèche Jouassain, Febvre au jeu soigneusement étudié, Got à la lourdeur puissante, et Barré et Coquelin cadet. L’interprétation actuelle est encore des plus honorables. Mlle Leconte et M. de Féraudy y sont tout à fait dignes de leurs illustres prédécesseurs.


A ce tableau d’une Alsace heureuse où s’encadre l’Ami Fritz s’oppose celui d’une Alsace déchirée, torturée, suppliciée par