chance de salut pour tant de pays et de peuples, rendait en même temps cette marche imposante et lugubre. »
Arrivé à Auerstædt, Gentz a une conversation de cinq heures avec le général de Kalkreuth, un des meilleurs officiers de l’armée prussienne, un vétéran de Frédéric. Celui-ci lui confie franchement que personne, plus que lui, n’avait désiré une guerre avec la France, car il la croyait nécessaire ; mais que de la manière dont les choses étaient préparées, il ne pensait pas que cette guerre pût réussir. Ses raisons de douter étaient que le Roi avait eu tort de vouloir commander en chef ; qu’il n’était pas préparé à un rôle aussi difficile et qu’il avait eu tort de partager cette responsabilité écrasante avec un homme aussi incapable que le duc de Brunswick, dont la petitesse, la fausseté, la jalousie, l’hypocrisie et la vanité allaient gâter toutes les affaires. Kalkreuth se plaignait d’une coterie militaire, formée du colonel Kleist et du colonel Scharnhorst, qui exerçait sur l’armée une tyrannie aussi odieuse que ridicule. Il prévoyait dès lors les plus grands malheurs pour un roi qui était à la merci d’un entourage médiocre et orgueilleux et disait que si, avant huit jours, il ne se présentait pas quelque incident fortuné qui changeât entièrement l’état actuel des choses, on verrait cette campagne finir par une retraite dans le genre de celle de 1792 ou par quelque catastrophe mémorable, qui surpasserait le désastre d’Austerlitz. « Les dispositions prises pour combattre, dit-il, étaient déplorables. Les retards multiples et les hésitations de tout genre avaient fait passer le moment d’une offensive utile, et il ne restait plus d’autre ressource qu’une défensive acharnée, mais pleine d’inconvéniens et de dangers. On avait commis la faute de partir en guerre sans avoir positivement lié une alliance ferme avec l’Autriche, et sans avoir obtenu le concours effectif de 100 000 Russes. Des innovations et des chimères avaient égaré le moral de l’armée prussienne et dénaturé son caractère et sa discipline. On avait écouté les sottises d’un Bülow qui s’était fait enfermer pour sa déraison à la Hansvoglei, la prison publique de Berlin. La même défiance et les mêmes inquiétudes se manifestèrent, à un degré moindre, mais cependant réel, dans l’état-major de Kalkreuth, et Gentz comprit, par ses propres soupçons, que ces appréhensions étaient justifiées. « L’aigreur personnelle du général, d’anciens ressentimens, l’amour-propre blessé pouvaient avoir leur place dans