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vraisemblablement été obligé d’accepter une lutte inégale en rase campagne, ou de reculer jusqu’à Langres ou la Seine. Noire armée de Lorraine empêcha la réalisation de ce plan désastreux pour nous : on peut croire que nous avons eu à soutenir là des luttes difficiles. Enfin, nous avons eu la joie, non seulement d’arrêter la ruée ennemie, mais encore de regagner chaque jour un peu de terrain, de « progresser. »

« Je n’ai pas besoin de vous au poste d’observation, » me dit le lieutenant, « vous vous relaierez avec le trompette P…, comme garde-chevaux. » Quel avancement !

Le matin, je monte donc avec les batteries, et emmène les chevaux de mes camarades à la lisière d’un bois en contre-bas de nos pièces, à un endroit qui me paraissait sûr. Au bout d’un moment, je m’ennuyais tout seul ; j’attachai alors solidement mes « bourdons » aux arbres et montai à la batterie. Il faisait beau et chaud ; les hommes étaient en bras de chemise, occupés à construire des abris : habitude récente ; nous étions cependant devenus très adroits dans ce genre de travail. On creusait une tranchée suffisamment longue pour contenir huit hommes de front, large le moins possible, — on s’y asseyait à grand’peine, — et profonde d’un mètre et demi à peu près ; des branches solides et des branchages épais recouverts de paille, soutenaient une couche de terre de cinquante centimètres, bien tassée, et constituaient une couverture à l’épreuve des petits éclats et des balles mortes. On ne pouvait pas songer à se protéger aussi efficacement contre les gros projectiles.

Quand ce travail fut achevé, on passa à un autre, l’habillage de la batterie. On coupait d’énormes branches feuillues, ayant l’aspect d’arbrisseaux, qu’on plantait solidement à quatre mètres devant les canons, sur plusieurs rangées de profondeur ; d’autres étaient posées sur les caissons, sur les roues, appuyées contre les boucliers et, de loin, cela avait assez bien l’aspect d’un bosquet suffisamment épais pour nous dérobera un examen superficiel. Avec de la paille et des genêts, nous sommes arrivés à dissimuler nos pièces tellement bien qu’il fallait connaître leur emplacement pour les voir à cent mètres. C’était d’ailleurs un ouvrage à recommencer souvent ; le souffle des canons arrachait nos pauvres arbustes et anéantissait en un clin d’œil notre haie si laborieusement édifiée.

Quand tous ces travaux préliminaires et indispensables