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Quoiqu’il eût affecté de rester neutre afin de n’avoir pas l’air de critiquer les actes de Guillaume II, on lui prêtait ce propos :

— Je veux que Bismarck soit convaincu qu’il est toujours pour nous le Vieux, « der Alle. »

Aux abords de la gare de Bohême, le long de la rue de Prague et jusqu’à l’hôtel Bellevue où Bismarck devait descendre, on avait dressé des tribunes sur lesquelles se balançaient des drapeaux et des guirlandes et où s’entassaient les spectateurs. A l’entrée de la ville, le bourgmestre l’attendait et lui adressa une allocution. Il lui rappelait qu’en 1871, la ville de Dresde l’avait nommé citoyen d’honneur. « Depuis cette époque, vingt ans se sont passés. Quels changemens depuis ! 1871-1892 ! » Pour finir, il lui exprimait la reconnaissance de l’Allemagne.

A Berlin, Bismarck avait gardé le silence ; mais, à Dresde, les raisons qui le lui avaient imposé, n’existaient plus. Aussi ne se fit-il pas faute de répondre, d’abord par des remerciemens et, ensuite, par des paroles qui trahissaient le fond de son âme : « On m’a préparé, il est vrai, bien des pilules amères ; mais cela me réconforte de me voir d’aussi nombreux amis. » C’était comme le prologue des récriminations, des critiques et des plaintes qu’il devait faire entendre dans la suite de son voyage. Il termina en disant que la seule chose qui pouvait l’intéresser, c’était la prospérité de sa patrie.

Les hommages dont il était l’objet se renouvelèrent dans la matinée du lendemain jusqu’au moment de son départ, mais n’empêchèrent pas les personnes qui purent l’approcher de remarquer qu’il avait beaucoup vieilli et qu’il était très abattu. Aussi, ne s’étonnait-on pas de l’entendre dire, avec des larmes dans la voix, que son rôle était terminé et qu’il savait bien que jamais plus, il ne remplirait de fonctions publiques. Il le répéta dans sa dernière harangue en rappelant que, depuis son arrivée aux affaires, l’Allemagne était devenue un grand pays, l’égal de la France, de l’Angleterre et de la Russie. « Mais, pour cela, nous avons lutté, lutté ensemble, et je n’oublierai jamais l’aide que m’a donnée le roi de Saxe. » On s’attendait à ce qu’avant de quitter Dresde, il rendit hommage à l’Empereur. Mais il s’était promis de ne pas parler de lui. Lorsque, au bout de quelques jours, après avoir passé à Vienne et à Munich, il rentrait à Friedrichsruhe, il se vantait malicieusement de n’avoir pas prononcé son nom.