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la totalité de ces énergies humaines disponibles : un violent courant d’émigration se dessina dès lors, qui emporta des millions de jeunes Allemands vers des terres lointaines, jusqu’au jour où, inversement, le développement croissant de l’industrie allemande, considérablement perfectionnée, mit le pays en état, non seulement de retenir tous les travailleurs que lui fournissait annuellement sa natalité puissante, mais encore, sur certains points, de faire appel à la main-d’œuvre étrangère. C’est de 1881 à 1890 que cette émigration allemande fut la plus considérable ; pendant cette période décennale, elle aurait comporté un total officiel d’au moins 1 350 000 personnes[1] ; ce total tombe à 520 000 pour la période 1891-1900[2]. A partir de 1900, on voit cette émigration diminuer encore, jusqu’au chiffre restreint de 18 545 en 1912 ! tandis que les étrangers résidant en Allemagne au 1er décembre 1910 n’étaient pas moins de 1 259 873 individus.

Si donc l’Empire d’Allemagne s’est trouvé disposer des deux principaux élémens qui justifient généralement une politique coloniale, savoir : un excédent de natalité et le besoin de grands débouchés commerciaux, il ne faut pas perdre de vue que ces deux conditions ne se sont pas réalisées pour la même génération d’hommes, de manière à pouvoir justifier à la rigueur l’une de ces poussées (Drang) irrésistibles d’opinion publique qui s’imposent aux gouvernemens les plus sages. Il y a là un point capital dans l’évolution de l’Allemagne contemporaine, car les auteurs pangermanistes n’ont pas manqué de jeter sur ce point dans les esprits une confusion, sans doute favorable à leurs théories, mais à coup sûr contraire à la réalité des faits.

Celle-ci justifie d’ailleurs pleinement les hésitations des grands hommes d’Etat de l’Allemagne à lancer leur pays prématurément dans une politique d’aventures coloniales auxquelles il ne leur semblait pas suffisamment préparé. Il ne s’agit pas ici de discuter si l’Allemand de nos jours possède plus ou moins

  1. Les chiffres fournis par l’Almanach de Gotha ne donnent que 1 086 000 émigrans, mais il s’agit seulement de ceux qui sont sortis par des ports allemands : or, Anvers, Rotterdam, ainsi que les ports français et belges, en ont également reçu un grand nombre. C’est surtout de 1881 à 1885 que l’émigration aurait été la plus forte ; le seul port de Brème avait alors, en cinq ans, reçu plus de 410 000 émigrans allemands.
  2. Et même 429 875 seulement, si l’on en croit l’Almanach de Gotha.