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n’est pas posée : le sera-t-elle, ne le sera-t-elle pas ? Ce ne saurait être qu’hypothèse, et nous avons, pour le moment, d’autres ennemis à fouetter. Plutôt que de considérer la neutralité belge dans l’avenir, attachons -nous à la considérer dans le passé et dans le présent. Ses bienfaits sont manifestes ; je me sers à dessein du mot que le feu duc Albert de Broglie donnait pour titre au livre qui fut comme son testament : Le dernier bienfait de la Monarchie, et où il retraçait magistralement la part des Français et de leur roi dans la création de la Belgique. « En présence des réalités, dit-on, parler de la neutralité belge est d’une ironie à faire frémir ! » Sans doute ; mais d’abord, à ne regarder que la tragédie dont elle est l’une des pires victimes, si la Belgique n’eût pas été neutre, eût-elle été moins exposée ? Placée comme elle l’est géographiquement, entre deux États, entre trois États, de grand volume et de grand poids, la Belgique eût été irrésistiblement entraînée dans l’orbite de l’un ou de l’autre, et plus sûrement encore, lorsqu’un de ces États est l’Allemagne impériale, militariste et envahissante, elle n’aurait eu que ce choix : ou asservie ou immolée, ou complice ou martyre. La violation de sa neutralité lui coûte aujourd’hui, ce n’est que trop vrai, des mois, des années d’angoisse et de torture ; mais sa neutralité même lui a valu quatre-vingt-cinq ans de sécurité relative, ou de moindre insécurité, pendant lesquels elle s’est formée, affermie, développée, enrichie, a réalisé d’immenses progrès, est devenue, par son commerce et son industrie, comme une très grande œuvre en un petit format, par ses lois et ses mœurs comme un laboratoire universel d’expériences politiques et sociales, un exemplaire d’humanité vers lequel les hommes s’étaient accoutumés à tourner leurs esprits et leurs yeux. Dire que sa neutralité ne l’a pas protégée, c’est dire que le Code est inutile, puisqu’il n’empêche pas toujours l’assassinat. Il y a pourtant moins d’assassinats, infiniment moins, que s’il n’y avait pas de Code.

Du point de vue international, on peut s’en rapporter à l’opinion de Talleyrand, dont les Mémoires contiennent cette prophétie : « Si la France a une guerre contre l’Angleterre, nous aurions un intérêt égal à celui de l’Allemagne à ce qu’on respectât la neutralité de la Belgique ; et si, au contraire, c’est contre l’Allemagne que la France fait la guerre sans que l’Angleterre y participe, celle-ci défendra la neutralité de la Belgique. » Soit ; le 2 août 1914, l’Allemagne n’a pas respecté la neutralité de la Belgique ; mais son échec lui a déjà prouvé, sa défaite, demain, lui prouvera mieux encore qu’elle-même, elle la première, avait tout intérêt à la respecter. Ce murmure de réprobation,