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VISITES AU FRONT.
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nous croire à dix lieues de l’ennemi. Peut-être fut-ce aussi l’impression du capitaine de chasseurs, car au moment où j’allais revenir sur mes pas, il me dit, avec un sourire indulgent : « Avez-vous très envie d’aller un peu plus loin ? — Oui. — Eh bien ! alors, venez… »

Nous dépassâmes les soldats assis sur le rocher et nous descendîmes assez longtemps encore jusqu’aux derniers arbres, qui bordaient le fond du ravin. Le tireur s’était découragé, et rien ne troublait plus le silence, si ce n’est le seul égouttement de la pluie sur les feuilles. Nous étions arrivés à la fin du terrier, et le capitaine me fit signe que je pouvais risquer avec précaution un regard au dehors. Je vis à mes pieds une prairie étroite d’un vert éclatant et, en face, un rocher boisé qui s’élevait à pic. Rien de plus. Le rocher boisé fourmillait d’Allemands : quelques pas à peine nous en séparaient, et cependant tout était enveloppé de la paix profonde de la forêt. Une fois encore, j’eus l’impression d’un génie du mal, invisible et pourtant présent, saturant tout ce paysage de quelque étrange vitriol de haine ; impression qui se dissipa vite, me laissant en face d’un vallon sans danger ni mystère, comme il y en a tant de par le monde…

Nous nous mîmes à regrimper, revenant par le même boyau, dépassant les soldats assis, la mitrailleuse silencieuse et le guetteur immobile. Il nous entendit, laissa l’officier passer, et, tournant la tête avec un signe d’intelligence, dit : « Voulez-vous regarder là, en bas ? » Le soldat s’écarta d’un pas de l’ouverture et nous fit place. Du poste d’observation, on dominait tout le ravin, et l’on voyait, au milieu de la petite prairie verte, à mi-chemin entre une falaise et l’autre, un uniforme gris gisant par terre. C’était un cadavre allemand. — « Il y a trois jours qu’il est là ; ils ne peuvent pas arriver jusqu’à lui pour le reprendre, » expliqua le guetteur ; et nous nous sentîmes presque soulagés de savoir que l’ennemi qui était là, de l’autre côté du ravin n’était pas un monstre intangible, mais un adversaire qu’on pouvait voir et atteindre…

Le soleil était couché quand nous revînmes au village souterrain. Les chasseurs à pied flânaient le long de la route et bavardaient, arrêtés en groupe autour de notre auto. Il y avait longtemps qu’ils n’avaient vu des figures de l’autre vie, de cette vie qu’ils avaient quittée depuis près d’un an, et où il ne