Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/318

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
314
REVUE DES DEUX MONDES.

leur avait pas été permis de retourner pour un seul jour. Il y avait sous leur bonne humeur et leurs plaisanteries un fond de nostalgie, quand ils nous dirent adieu. Mais on sentait que ce fugitif regret d’un monde qu’ils avaient laissé loin derrière eux passerait comme un rêve, pour faire place à l’unique pensée qui remplissait leurs esprits : garder le morceau de France qu’on leur a confié pour le défendre. Cette unité de pensée, qui anime tous les soldats français, frappe vivement tous ceux qui ont été au front. Elle ressort, peut-être, moins de ce qu’on leur entend dire que du regard qu’on lit dans leurs yeux. Toujours ce regard est là, même quand ils font des plaisanteries de tranchées ou acceptent les cigarettes qu’on leur donne ; et si on les rencontre inopinément, le regard est là aussi. Il n’a pas cessé de nous suivre, ce regard, pendant que nous descendions à travers la forêt ; et, en longeant le ravin qui sépare les deux armées, nous nous sentions pénétrés de la certitude que de l’autre côté du ravin étaient les hommes qui avaient fait la guerre, tandis que, de ce côté-ci, étaient les hommes que la guerre avait faits.

Edith Wharton.