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les parias, pour qui les Frangui, c’est-à-dire les Européens, étaient un peu des frères, n’avaient aucun motif de s’éloigner. Une nouvelle classe s’était formée : les métis. Quand Albuquerque avait été chassé de Goa, il avait enlevé un grand nombre de femmes qu’il avait ramenées dans la ville reconquise, puis baptisées et mariées avec ses soldats. Les Portugais avaient. pris goût à ce genre d’établissement qui leur assurait de l’argent et des terres. Les femmes aussi. Le gouvernement fut débordé de demandes ; et le roi du Portugal dut limiter lo privilège d’épouser une Hindoue aux hommes qui avaient rendu des services. C’était fort élastique, et les unions se multiplièrent. On espérait ainsi travailler pour la foi et pour la colonisation. En réalité, on ne faisait qu’une population hybride qui participait des faiblesses et des vices de l’Europe et de l’Asie. On a tout dit sur l’orgueil des Brahmes et sur la fierté des Portugais, mais il y avait un être encore plus fier et plus orgueilleux : le petit-fils d’un Portugais et d’un brahme. Au-dessus des métis se plaçaient les Portugais nés à Goa de parens portugais, et au-dessus d’eux les Portugais du Portugal.

Le Cap de Bonne-Espérance les avait tous anoblis, même ceux qui, deux ou trois mois plus tôt, gardaient les pourceaux dans les champs lusitaniens. Ils ne sortaient qu’à cheval ou en palanquin. Leurs chevaux de Perse et d’Arabie, plus petits que ceux d’Espagne, avaient été domptés par les écuyers du Dekkan. Ils les caparaçonnaient de soie et de pierreries. Les étriers étaient dorés, les brides enrichies de joyaux et de sonnettes d’argent. On mettait des boucles d’or jusqu’aux crochets de leur trousse-queue. Ils se faisaient escorter de petits pages et de Cafres raflés à Mozambique, sombres estafiers armés d’épées pendant le jour et, la nuit, de piques et de hallebardes. La soie était si commune que les vrais hommes de qualité préféraient la serge. Les soldats, qui débarquaient couverts de vermine, louaient à neuf ou dix un logis et un esclave, et ils achetaient un costume qu’ils revêtaient à tour de rôle. Aussi ne paraissaient-ils dehors qu’en grands seigneurs et avec un domestique qui leur tenait le parasol. Leurs goûts naturels et la politique étaient d’accord, il fallait à tout prix assurer le prestige du vainqueur, et le faste est toujours plus commode que la vertu. C’était pour la même raison qu’aux grands jours de fête ils ne venaient jamais saluer en corps le Vice-Roi : les Musulmans et