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sèche d’avoir récité tant de prières, les mains lasses d’avoir tant baptisé, il se retirait en lui-même où il trouvait Dieu, la Vierge, les saints et les anges. Il reprenait haleine en leur rendant compte de sa journée. Autour de lui les pauvres hommes dormaient, mais des milliers d’êtres se réveillaient et se mettaient en chasse, depuis les tigres jusqu’aux reptiles et aux scorpions. Les chacals vagissaient. Il ne les entendait pas. Les chauves-souris effleuraient son front de leurs grandes ailes. Il ne les sentait pas. Des myriades de mouches à feu promenaient leurs petites lampes d’émeraude dans les ténèbres. Il ne les voyait pas, car ses yeux s’ouvraient à une lumière dont les lucioles de l’Inde ne peuvent pas plus donner l’idée que la splendeur du soleil. Et, bien qu’il fût déchaux, ni les rats venimeux, ni les scorpions, ni les serpens ne le mordirent jamais..

On dit qu’à Manapad, il avait coutume d’aller sommeiller et prier dans une grotte creusée par les flots. Il restait là jusqu’à l’heure matinale où la face du soleil surgit sur la mer. Là-bas, pas très loin, l’île de Ceylan qu’il devinait lui faisait battre le cœur. Les chercheurs d’aromates et de pierres précieuses n’ont jamais sondé l’horizon incandescent, où pâlit cette terre promise, d’un regard plus passionné. Mais, en remontant avec le soleil vers les villages, il se disait qu’il était bien seul et que ses bras étaient trop faibles pour embrasser tous ces mondes et pour les tirer hors de l’idolâtrie. Comme le moissonneur solitaire qui du haut de la colline contemplerait d’immenses moissons, qui vont pourrir debout si Dieu ne lui envoie pas des aides, il se sentait défaillir de tristesse. Alors, il songeait à retourner en Europe, à parcourir les Universités et principalement celle de Paris, et là, en pleine Sorbonne, à grands cris, comme un homme hors de sens, il dirait à ces docteurs si riches de science, mais si indifférens au salut des âmes, combien d’âmes, par leur négligence, étaient frustrées de la gloire. Si, tout en étudiant les Lettres, ils s’étudiaient aussi à considérer le compte que Dieu leur en demandera, ne s’écrieraient-ils pas : « Seigneur, me voici. Qu’ordonnez-vous ? Envoyez-moi où il vous plaira et, s’il le faut, jusqu’aux Indes ! » Et, à l’heure de la mort, ils seraient fondés à compter sur la miséricorde divine : « Seigneur, vous m’aviez remis cinq talens ; j’en ai gagné cinq autres : les voici ! » Mais il se rappelait tristement les ambitions de ces jeunes