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les confondre. Ils restaient en somme désarmés devant eux. Le mot de Chateaubriand sur saint Augustin « qu’il poursuivait les sectes païennes leurs livres à la main » ne s’applique point à François ni aux premiers apôtres des Indes. C’est à un de leurs successeurs, au Père de Nobili, un des hommes les plus extraordinaires de la Compagnie de Jésus, débarqué soixante ans après eux sur ce coin de terre, que revient l’honneur d’avoir hardiment pénétré dans les arcanes du Brahmanisme. Il se fit Brahme parmi les Brahmes ; et il établit fortement que ce n’était qu’en les gagnant et en s’appuyant sur eux que le Christianisme avait quelque chance de se répandre par-dessus les barrières. François, trompé par les préjugés des Portugais et par la facilité relative de son premier apostolat, ne devina pas la nécessité du travail intellectuel qu’exigeait l’évangélisation des Hindous. Quand il rêve d’appeler à son secours les étudians et les maîtres de la Sorbonne, ce n’est point qu’il espère de leur science et de leur goût pour la science un éclaircissement des obscurités où se dérobe l’âme de l’Inde : il n’attend d’eux qu’une charité comme la sienne.

Ses rencontres avec la caste maudite ne réformèrent point son opinion. Il nous en raconte une, et, aux détails qu’il nous donne et dont il est d’ordinaire si ménager, on sent qu’elle a marqué dans ses souvenirs. Un jour qu’il passait devant un monastère, nous dit-il, les Brahmes vinrent le voir. L’expression est bien vague. On imagine plutôt qu’ils le prièrent d’entrer et le reçurent dans leur cour. « Dites-moi, leur demanda-t-il, que vous ordonnent vos dieux pour aller au ciel ? » Ils se concertèrent et décidèrent que le plus âgé lui répondrait.


Le vieux, qui avait plus de quatre-vingts ans, me pria d’exposer d’abord ce qu’ordonnait le dieu des Chrétiens. Mais, pénétrant sa finesse, je refusai de parler avant lui. Il fut donc obligé de mettre à jour son ignorance : « Nos dieux, dit-il, pour que nous allions où ils sont, nous commandent deux choses : la première, de ne pas tuer les vaches et de les adorer, eux, en elles ; la seconde, de faire des aumônes aux Brahmes des pagodes. » Ce qu’ayant entendu, et attristé de voir que la puissance des démons allait jusqu’à se faire adorer d’eux, au mépris de Dieu, je ma dressai, disant aux Brahmes de rester assis ; et, de toute ma voix, je récitai en leur langue le Credo et les Commandemens, et, après chaque commandement, je m’arrêtai un peu pour l’expliquer ; puis, en leur langue, je les admonestai... Mon exhortation achevée, ils se levèrent et me firent de grandes caresses, u Vraiment, disaient-ils, le dieu des Chrétiens