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constant appel à l’aide et dans la réponse de sa femme : « Laisse-moi faire. Je vais t’aider. » Ce malheur qui va durer et qu’aucune puissance humaine ne pourra défaire…

Il remercie en souriant toujours. Et il me montre fièrement un beau képi tout neuf qu’on vient de lui donner.

— Et celui-ci ?

Je lui tends le vieux képi retrouvé sous sa couchette, tout déformé, le drap décousu et percé, le cuir qui semble avoir été mâché, petit képi, fatigué, abîmé, glorieux.

— Oh ! dit-il, je vais le laisser ici.

— Alors, si vous ne le gardez pas, donnez-le-moi, voulez-vous ?

Il me l’a donné.

Et je l’emporte, ce képi rouge, auquel tant de souvenirs et d’émotions sont attachés, ce képi qui partit, orné de fleurs, en août 1914, qui traversa la bataille et vit la mort tout autour de lui, et reposa sur le sol, sous les balles, le jour de la blessure, et puis séjourna si longtemps dans un hôpital d’Allemagne. Je le garderai…

Des acclamations font tressaillir les blessés.

Une glace abaissée laisse entrer l’accent joyeux des clairons qui sonnent aux champs. Nous passons devant la Valbonne. Des groupes d’uniformes bleu clair s’immobilisent. Des compagnies alignées présentent les armes. Les « petits bleus » de la classe 16 saluent les camarades qui reviennent.

Treize soldats de ce wagon sont vêtus, tout prêts sur leur lit. Ils promènent leurs yeux le long du compartiment fleuri, qu’ils vont quitter tout à l’heure, étroite chambre provisoire qui leur a donné l’avant-goût de la maison. Le quatorzième, les yeux fermés, livide, et déjà dans le coma, a la mort sur le visage. On l’enveloppera chaudement d’une couverture, et on l’emportera ainsi. Pourvu qu’il ne meure pas avant l’arrivée ! De temps a autre, l’infirmière tâte sa main déjà froide. On baisse la voix en passant auprès de lui et l’on regarde anxieusement ce visage d’ivoire, où toute chair est fondue, où saillent les os, où, d’avance, le squelette se devine. Celui-ci est hors de notre portée. Aucune consolation ne peut plus l’atteindre.

Le Rhône déploie son large cours gris, qui bleuit sous un pâle soleil.

Une dernière fois, je les considère, les uns après les autres,