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ou de Timour-leng devaient présenter un aspect analogue à celui de ces foules hétéroclites, — surtout paysannes, — et l’on y retrouvait sans doute les mêmes visages, plus jaunes, sous les mêmes effrayans bonnets de peaux de bêtes.

Cette foule décharge un train et remplit les télègues. Les pains, qui forment dans les chariots d’énormes accumulations de boules noires, font songer à des hécatombes de têtes de nègres, accomplies sur l’ordre de quelque tyran africain. Les hommes s’asseyent dessus, jambes de-ci, jambes de-là, leurs pieds calés contre les miches. C’est la guerre, et l’on n’y regarde pas de si près ! On décharge aussi des caisses carrées, toutes pareilles, que l’on ne ménage guère et dont j’ignore quel peut être le contenu. D’ailleurs, aucune hâte : n’oublions pas que nous sommes en pays russe où l’activité même prend des allures paresseuses !

Dans le foin, des hommes sont couchés et mangent. Leurs bêtes, afin de les imiter, attrapent tout ce qui passe à la longueur de leur cou... Pour un rien, on se chicane ; avec un rien on se réconcilie... Grands cris accompagnés de tout un vocabulaire d’injures, et Dieu sait si la langue russe en est riche ! pour une balle de foin culbutée ou un pain qui a roulé dans la neige. Au fond, la plus parfaite indifférence.

Nous descendons un moment, afin de nous rapprocher de l’étrange cohue. Toutes les télègues ne font pas partie du convoi. Il en est qui vont passer ici la nuit. Chaque cheval porte près de l’oreille une étiquette avec un numéro d’ordre et le nom de son propriétaire. Les hommes ont allumé des feux entre leurs voitures, au fond desquelles ils dormiront ce soir. Les chevaux ont une couverture de laine, mince précaution par ces nuits où le thermomètre descend jusqu’à 16 et 17 degrés Réaumur, au-dessous de zéro. Mais les chevaux russes sont aussi résistans que leurs maîtres.

— Est-ce que vous n’avez pas froid ? ai-je demandé à l’un des hommes.

Nitchevo ! (Cela ne fait rien !) C’est la guerre ! a-t-il répondu.

La nuit tombe, très vite. Les hommes ont achevé leur chargement. Les télègues se mettent en marche dans l’ombre croissante... Leur interminable file, aux contours imprécis, me fait penser aux longs exodes des populations gauloises, telles que