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Samedi 3 juin.

La Reine m’a fait copier par la grande-duchesse la lettre du Prince Louis à M. Vieillard.


New-York, le 30 avril 1837.

... Maintenant je vous dois une explication des motifs qui m’ont fait agir. J’avais, il est vrai, deux lignes de conduite à suivre : l’une qui, en quelque sorte, dépendait de moi, l’autre des événemens. En choisissant la première, j’étais, comme vous le dites fort bien, un moyen ; en attendant la seconde, je n’étais qu’une ressource. D’après mes idées, ma conviction, le premier rôle me semblait bien préférable au second. Le succès de mon entreprise m’offrait les avantages suivans. Je faisais par un coup de main, en un jour, l’ouvrage de dix années peut-être ; réussissant, j’épargnais à la France les luttes, les troubles, les désordres d’un bouleversement, qui arrivera, je crois, tôt ou tard. « L’esprit d’une Révolution, dit M. Thiers, se compose de passions pour le but, et de haine pour ceux qui font obstacle. » — Ayant entraîné le peuple par l’armée, nous aurions eu les nobles passions sans la haine, car la haine ne naît que de la lutte entre la force physique et la force morale. Personnellement ensuite, ma position était claire, nette, partant facile. Si j’arrivais à Paris, je ne devais ma réussite qu’au peuple et non à un parti. Arrivant en vainqueur, je déposais de plein gré, sans y être forcé, mon épée sur l’autel de la Patrie. On pouvait alors avoir foi en moi ; ce n’était plus seulement mon nom, c’était ma personne qui devenait une garantie. Dans le cas contraire, je ne pouvais être appelé que par une fraction du peuple, et j’avais pour ennemis, non un gouvernement débile, mais une foule d’autres partis, eux aussi peut-être nationaux. D’ailleurs, empêcher l’anarchie est plus facile que de la réprimer ; diriger les masses est plus facile que de suivre leurs passions. Arrivant comme une ressource, je n’étais qu’un drapeau de plus jeté dans la mêlée, dont l’influence, immense dans l’agression, eût peut-être été impuissante pour rallier. Enfin, dans le premier cas, j’étais le gouvernail sur un vaisseau qui n’a qu’une seule résistance à vaincre ; dans le second cas, au contraire, j’étais sur un navire battu par les vents, et qui, au