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rage en arrière de la petite troupe. D’autres sont en route : qu’on prenne garde à ne pas les fusiller. On les attend ; mais, après une longue attente, il n’en arrive que deux ou trois. Le reste n’a pu traverser la pluie de fer.

Un soldat du 142e, blessé dans l’attaque par les flammes, raconte ainsi cette sortie : « Après les paroles du commandant, je saluai et me dirigeai vers la lucarne d’où il fallait sauter d’une hauteur de trois mètres. Je tàtais mes reins endoloris. Puis, sans réflexion, je me suis élancé. J’ai bien senti une vive douleur. J’ai entendu des coups de fusil dirigés sur moi et j’ai fait le mort, car les Boches veillaient encore. Je ne sais combien de temps je suis resté ainsi. Pourtant, au bout d’un grand moment, j’ai commencé à ramper sur le ventre à travers de nombreux cadavres. Doucement, glissant d’un cadavre à un autre, je suis arrivé à sortir du fossé et à franchir la ligne. Je pouvais à peine respirer sous le bombardement qui ne cessait pas, et enfin je réussis à atteindre, je ne sais comment, un poste de secours ; je ne me souviens plus de la fin, mais je me réveillai à une infirmerie… »

Le sortie n’a pas donné de grands résultats. Elle est à recommencer. Le 5 juin, au petit jour, nouvel essai, nouvel échec. Et la journée s’écoule, plus cruelle encore que les précédentes. La lutte aux barrages reprend avec les grenades, avec les flammes. L’eau ne se distribue plus que goutte à goutte. Des blessés réclament qu’on les achève. Il faut jeter de la chaux sur les morts qu’on ne peut pas emporter. Les maux sont plus lourds, mais l’espérance a jailli. Le fort n’est plus solitaire : les deux signaleurs, partis la veille au soir, ont réussi dans leur mission. Quand le fort parle, on l’entend et on lui répond : « Courage, nous attaquerons bientôt. » Les camarades n’oublient pas les défenseurs. Ils préparent leur délivrance. Une journée encore, et ils seront là. Une journée, que c’est long et dur ! Mais elle passera, comme les autres.

On ne peut pas rester aussi nombreux. Les contingens du 101e et du 142e qui ne sont pas nécessaires reçoivent de nouveau l’ordre de partir. Au cours de la nuit, plus de cent hommes réussissent à s’évader. Voici l’un d’eux, car il faut choisir. On ne peut citer tout le monde, et rien ne fait mieux comprendre de telles tragédies que de poser sa main sur une poitrine humaine pour en écouter les battemens.