En coup de vent, un télégramme entre deux doigts, M. Bohler est sorti du bureau. Il n’est que onze heures du matin. Qu’arrive-t-il à cet homme esclave de la règle ?… La porte de la maison, vivement repoussée, claque.
— Qu’y a-t-il ? demande Mme Bohler, effrayée.
— Je n’y comprends rien. Un télégramme de Leipzig. On m’annonce la mort de Marthe.
Marthe, une nièce orpheline, qui épousa, contre une volonté durement exprimée, un banquier de là-bas ; Marthe, la blonde et bonne fille qui, tant de fois, courut dans ce petit salon, grimpa sur les genoux de l’oncle devenu son père, morte à vingt-cinq ans, et qu’on va descendre dans cette terre étrangère…
— Marthe ?…
— Aussi, cinq enfans en cinq ans ! Le cinquième l’a tuée… Je n’irai pas. D’abord, c’est trop loin. Et puis… Non, je n’irai pas.
— En souvenir de ton frère, il faut y aller. Crois-moi. Cette pauvre Marthe !… Qui aurait cru ?… Devant la mort, il n’y a plus qu’à oublier, qu’à pardonner.
— Est-ce que je lui en veux à la pauvre enfant ?… Est-ce qu’on sait ce que l’on fait à dix-neuf ans ?… Nous n’aurions jamais dû l’envoyer en pension en Allemagne. Avons-nous été trop durs pour elle ?… Aussi, est-ce qu’on épouse le fils d’un homme qui a sabré nos soldats en 70, qui a travaillé de son mieux à nous voler notre pays ?… Enfin, c’est du passé tout ça, et maintenant elle est morte. Non, je n’irai pas, je ne peux pas y aller. Quelle grimace faire devant cette tribu de Zingler ? C’est impossible.
— Vas-y, mon ami, crois-moi.
— Non.
On regarde la photographie posée sur le petit bureau, où une enfant rit de toutes ses dents.
— Crois-moi, vas-y.
— Non.
M. Bohler s’en va. Dans la cour, on voit passer sa tête aux cheveux si blancs…
Il va sans dire que M. Bohler est parti le soir même. Il a été deux jours absent. De retour, il n’a pas dit grand’chose.