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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

— Ils ont été très convenables. Le mari était atterré. Il l’aimait bien… C’est comme je pensais : elle est morte en donnant le jour à son cinquième enfant, qui vit, lui. Cette pauvre Marthe ! On m’a montré son portrait, très ressemblant, perdu au milieu des portraits de quatre ou cinq générations de Zingler, presque tous en uniforme. Ça me faisait l’effet d’un tableau volé à la guerre… Il a plu tout le temps… Ah ! laissons ça…

M. Bohler s’est tu. Et sa femme, qui le connaît, n’a pas demandé davantage. Ce que M. Bohler n’a pas dit, car cet énergique ne veut pas s’avouer sentimental, c’est qu’il avait emporté un peu de terre d’Alsace, et que cette terre, il l’a jetée sur le cercueil, au cimetière.

Janvier. De la pluie, de la boue. Les gouttières pleurent. On n’a jamais vu un hiver comme celui-là. Rabattue, la fumée des fabriques tombe en malédiction sur la terre.

Suzanne Weiss est à Paris, chez une cousine. Avec elle, la gaieté de Friedensbach est partie.

Et la laine ne marche pas. M. Bohler est d’une humeur massacrante… À la salle d’études, le travail se poursuit conformément au programme : on traduit de l’Horace, du Tite-Live, du Tacite, de l’Hérodote et du Platon, on étudie la Révolution française, on lit Racine, Bossuet et Voltaire. Après quoi, Jean se précipite sur son violoncelle et René sur ses haltères. Car René veut être officier, et il entend se doter de doubles muscles. Il en est au quatorzième exercice de son traité de gymnastique. Une heure chaque soir, il manœuvre son torse, jette les bras en arrière, les jambes en avant, soulève les poids vingt et trente fois. Énervés, les frères se querellent :

— As-tu fini de miauler sur ton violoncelle ?

— Et toi de grimacer, assis sur les talons ?

— Ce n’est toujours pas en jouant du violoncelle qu’on chassera les Allemands d’Alsace !

— Petit crétin, va !

— Grand crétin !

La conversation se poursuit sur ce ton. Le pas du père. On se tait.

On veille au petit salon. Certain soir, les deux potaches