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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

des vieilles légendes, de la jeune gloire de son pays. Une porte a grincé. Penche’e sur la marmite où l’eau qui va servir à laver la vaisselle bouta gros bouillons, Mme  Vogel montre son éternel sourire d’hôtesse prudente. Elle recule. C’est qu’il est effrayant, le brave homme, effrayant de candide rougeur, d’aveux balbutians, effrayant avec ses yeux clairs où luit une convoitise sénile ! Pour prendre le ciel à témoin de son refus, la belle veuve a levé vers le plafond ses deux bras nus.

— Madame Vogel, dit le vieux Kraut avec un calme sinistre, vous me comprenez, n’est-ce pas ?… J’ai droit à ma retraite… Si vous voulez, je tiendrai le livre de comptes de la pension… J’ai l’habitude…

La veuve se dérobe. Avec une douceur tenace, elle suggère à Kraut que la Thuringe est peuplée de femmes excellentes. Kraut a un sourire amer.

— Est-ce que vous refusez parce que je suis Allemand ?

Il vaut mieux, pour l’avenir de la pension, ne pas répondre à cette question.

— À quoi pensez-vous, monsieur Kraut ?… Mon mari est mort il y a deux ans. S’il vous entendait !

Mlle  Schmoler entre innocemment. Il n’y a plus qu’à se retirer. Tout s’effondre, Dieu, les vieilles légendes, la jeune gloire. À quoi sert d’administrer ce pays avec sollicitude, puisque les veuves y refusent l’amour des vieux fonctionnaires ?

Depuis ce jour, Kraut s’aigrit. Il perd la mémoire. La bière, le cervelas, la moutarde, la choucroute, ces mets divins ont un goût d’amertume, de déchéance. Au bureau, des papiers traînent, les comptes ne bouclent pas… Il est vieux. Sa tête s’en va. Des souvenirs d’enfance lui reviennent avec des violences extatiques. À ceux qui prennent des nouvelles de sa santé, il répond toujours :

— Je veux retourner à la maison…

Ces mots, il les prononce avec des larmes dans la voix, un tremblement sénile des lèvres. La maison !… Elle n’est pas en Alsace. Elle est de l’autre côté du Rhin. Il lui prend des envies de se cacher dans la jupe de sa mère, comme autrefois… Sa mère ?… Alors, puisqu’elle est morte, dans la jupe verte des forêts où, enfant, il cueillait la fraise avec des camarades d’école.

— Je veux retourner à la maison…