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FRAGMENS D’UN JOURNAL INTIME.

dant de particulier qu’elle dégage une tristesse absolument indicible et inexplicable, tristesse dont je retrouve la trace dès que je me remets à y songer.

La vision, pour m’apparaître entre chien et loup, avait choisi une soirée ou j’étais seul dans ma chambre et seul dans ma maison familiale. Cela se passait sur la fin d’un dimanche de juillet, par un très chaud crépuscule. Fenêtres grandes ouvertes, j’écrivais je ne sais quelles lettres, me hâtant parce que je n’y voyais plus, — et ne voulais pas allumer de lumière par crainte d’appeler les moustiques.

Le dimanche ne manque jamais d’apporter, sur ma maison vide, une aggravation de nostalgique silence, parce que c’est un usage établi de laisser ce jour-là tous les domestiques se promener, et l’on reste sous la garde d’une vieille femme qui se tient en bas, pas trop rassurée d’ailleurs quand la nuit tombe, et n’ayant d’autre mission que de veiller la porte de la rue, pour le cas très improbable où quelqu’un viendrait sonner. Il faut dire aussi, pour l’intelligence de cette puérile petite histoire, que je me suis choisi une chambre tout au fond de la maison, afin d’avoir plus de silence encore ; elle donne sur une cour intérieure, au bout de laquelle est le pavillon de mon fils, et on est là comme dans une chartreuse, isolé même de la tranquille vie ambiante. Pour me tenir compagnie, pendant que j’écrivais mes lettres, longtemps j’avais eu la musique éperdue des martinets en tourbillon dans le ciel d’or, et puis ils étaient allés se coucher, cédant la place aux chauves-souris dont ma maison a toujours été hantée, et qui sont, comme on sait, de rapides petites bêtes en velours, fendant l’air sans jamais le plus léger bruit d’ailes.

Décidément je n’y voyais plus, et je restais là indécis, sentant une tristesse de solitude descendre sur mes épaules et m’envelopper comme un manteau. Avec un sentiment presque pénible, à mesure que le jour baissait, je songeais à tout ce qui me séparait de la rue, — une morne petite rue de province pourtant, et désertée sans doute à cette heure pour l’habituelle promenade du dimanche soir, mais tout de même une rue, où d’autres gens existaient, où se concentrait le peu de vie d’alentour. J’en étais vraiment loin, séparé par tant d’appartemens inhabités et remplis de trop de souvenirs de chères mortes, enfilade de salons vides, chambres vides, chambres où personne