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ports. Les grandes maisons de Venise, Gênes, Florence, Pise, Marseille, étaient, sous la protection des princes francs, en relations si constantes avec les producteurs syriens que le papier des banques italiennes avait cours jusque sur les places de la Syrie insoumise, Alep et Damas. Aussi bien, une monnaie s’était créée qui empruntait à l’ambiance un caractère bien spécial : les princes, après avoir frappé des pièces avec les coins des émirs expulsés, avaient, je l’ai dit, rapidement créé une monnaie à leur effigie, portant au revers la « tour de David » ou l’église du Saint-Sépulcre, et les Vénitiens autorisés créaient des pièces du style musulman, les sarracénats, sur lesquelles aux légendes en l’honneur du Prophète ils substituaient, en langue arabe, des légendes à la louange du Christ, « Messie d’où nous vient notre salut, » — singulier rappel sur les lieux où Jésus avait chassé les marchands du Temple.


UNE CIVILISATION ORIGINALE

À ce nouveau trait comme à tant d’autres, on reconnaît qu’une société vraiment bien spéciale s’était fondée dans cette Syrie franque, rendez-vous de deux civilisations, de deux cultures, de deux richesses.

Ces richesses d’Asie, si elles s’écoulaient en partie vers l’Occident, demeuraient en partie aussi dans la colonie franque. C’était beaucoup pour les dominateurs que travaillaient agriculteurs et artisans d’Asie. Ces étoiles précieuses d’Orient, ces brocarts, ces fourrures d’Arménie, ces bijoux de Syrie, ces perles de l’Inde venaient fort souvent contribuer à la parure des seigneurs, transformant, nous l’avons vu, en apparence, tel sire d’Ibelin ou tel sire de Montréal en une manière d’aga, telle noble dame franque de Jaffa, Antioche ou Jérusalem, en une princesse des Mille et une Nuits. Les armes damasquinées, les poignards persans, les sabres turcs s’accrochaient aux panoplies d’où, pour quelque expédition, les faisait descendre tel chevalier moine ou tel capitaine franc. Ces vases précieux, de verre ciselé, de cuivre niellé ou de terre vernissée, ces hanaps, ces plats, ces assiettes que fournissaient à l’envi les ateliers de Syrie[1]

  1. Un inventaire fait à Acre en 1266 contient une énumération édifiante : aiguières, coupes et pots en or et argent, hanaps de vermeil et d’argent ornés de pierreries, barils, écuelles, douzaines de cuillers d’argent.