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dans ses gros canons, sa grande flotte, ni la machine à la prussienne. Il est plus profond : il réside dans l’Allemagne elle-même, dans l’image qu’elle se fait du monde. Si l’Allemagne remportait même une victoire partielle par l’application de cette doctrine monstrueuse du matérialisme, c’est elle qui deviendrait inévitablement la loi du monde, — la loi du barbare. C’est l’Allemagne qui imposerait sa morale au monde ! Et de toutes les nations du monde, c’est l’orgueilleuse Amérique qui serait la première à accepter cette nouvelle interprétation des commandemens. Car nous ne savons pas résister à la fascination du succès. Le péril allemand… est déjà dans notre sein, insidieusement à l’œuvre dans notre cœur… Voulons-nous, Américains, voir notre monde germanisé ? Non pas dans son art, sa langue, ses coutumes, Dieu nous en préserve ! bien que cela puisse arriver. Mais germanisé dans son âme ? Voulons-nous que ce soit l’idée allemande ou l’idée latine qui prenne le dessus ? Et sommes-nous assez attachés à notre idéal pour résister à la « pénétration pacifique » de l’Allemagne dans la forteresse de notre esprit et de notre cœur ? C’est pour nous une question angoissante. Les poilus souillés dans les tranchées de première ligne, ah ! sachons le comprendre, se battent aussi pour nous ! Ils comprennent, eux, que l’idéal allemand s’achète au prix de l’humanité, — et c’est là un prix trop haut…Leur conception de la vie comprend l’esprit chevaleresque, un idéal sentimental, non utilitaire, mais sans lequel la vie de l’homme sur cette terre serait désolée, sans dignité, sans signification. Enlevez à l’homme le rêve lointain d’un meilleur lui-même, et vous faites de lui l’animal de la jungle, d’autant plus méprisable qu’il est plus habile à satisfaire ses appétits. Nous autres Américains, nous avons fait effort pour atteindre les beautés de la chevalerie, de l’art, de la tradition, pour les introduire dans notre vie, souvent sans discernement, sans délicatesse. Nous avons emprunté et acheté ce que nous ne pouvions créer ; instinctivement nous rendons hommage à ce qui dépasse la sphère de notre puissance industrielle, avouant ainsi l’insuffisance de notre matérialisme à satisfaire notre âme.


Et c’est pourquoi les crimes allemands, la conception allemande de la vie devraient révolter les Américains autant que les Français, « car ces sentimens ne sont pas des objets de raisonnement, mais d’instinct, des impératifs de l’âme, » et c’est pourquoi tout Américain devrait comprendre que « tout soldat qui meurt dans les tranchées de France, tout mutilé qui traînera dans la vie son corps défiguré, se donnent pour nous, afin que nous (vivions dans un monde où les droits individuels et la liberté soient respectés, où la beauté morale et la beauté de l’art