raisonneur. Il faut dans certaines pièces un raisonneur : c’était l’avis de Molière qui savait son métier. Encore convient-il que ce raisonneur se connaisse lui-même pour ce qu’il est, une utilité, au lieu d’accaparer le premier plan. Mais celui-ci encombre la pièce : on ne voit que lui, on n’entend que lui, occupé à faire les honneurs de son personnage et promenant partout sa vanité satisfaite et son contentement de soi-même, dont il craque. On attendait de lui un peu de bon sens : il cultive le paradoxe ! Pas un mot ne sort de sa bouche, qui ne soit un « mot. » C’est un homme qui ne saurait dire « bonjour » ou « Dieu vous bénisse ! » sans y mettre de l’esprit. Et quel esprit ! Quand il plaisante, voici de ses gentillesses : « Tel que tu me vois, je vais donner congé à ma propriétaire. — Est-ce que ta maison n’est plus à toi, par hasard ? — Nigaud ! à la propriétaire de mon cœur : elle veut m’augmenter, je résilie. » Quand il s’indigne, c’est pire : « Chez elles pudeur, désintéressement, amour, autant de préjugés évanouis, neige fondue sous les piétinemens d’un luxe rapace et besogneux, un dégel dans un égout. » D’où lui vient d’ailleurs le droit qu’il s’arroge de faire la leçon à tout le monde ? Son père, qui était marchand d’huile, comme ce bon fils le rappelle avec une moue de dédain, lui a laissé une belle fortune. Il en fait l’usage qu’il peut : « J’ai rudoyé des femmes dont les laquais n’auraient pas salué mon père. » Cela le flatte, le pauvre garçon ! Il dit : « J’ai vu tout ça et j’ai trente ans. » C’est un sot. Par malheur, ils sont plusieurs de son espèce dans le théâtre d’alors. Le personnage du raisonneur sceptique, fringant, étincelant, est un de ceux par lesquels la comédie du Second Empire aura le plus vieilli.
Si d’ailleurs l’usure du système dramatique et des moyens d’expression employés dans les Lionnes pauvres nous apparaît si cruellement, c’est que les choses mêmes que l’auteur avait à exprimer nous semblent de peu de conséquence et ne nous touchent guère. Emile Augier, avec son vigoureux bon sens et sa belle santé morale, a défendu la famille, exalté le devoir, rétabli les honnêtes gens dans l’estime d’où la littérature romantique les avait outrageusement bannis. C’est son honneur. Encore faut-il qu’il nous fasse partager pour ses honnêtes gens toute sa sympathie et contre ses coquins toute son indignation. Cette fois, il n’y a guère réussi. On se souvient du jeu subtil auquel se plaisait Jules Lemaître, et comment il s’amusait à contrarier la justice distributive de certaines pièces de théâtre où le parti pris de l’auteur lui semblait par trop dépourvu de nuances. Je n’aurai pas le mauvais goût de m’y livrer après lui.