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plaignant ainsi, il ne comprenait pas qu’on ne s’imposât pas le même labeur et les mêmes fatigues ; il disait à Gérard de Nerval : « Vos belles qualités ! qu’en faites-vous ? Vous ne travaillez pas ! » Alors, de toutes ses poches, Gérard tirait des bouts de papier, sur lesquels il avait griffonné hâtivement : fragmens d’articles, notes, « qui finiraient bien, disait-il, par faire un article entier ! » Cela exaspérait Buloz.

Souvent il lui fallait attendre page par page la chronique de Forcade, envoyer cinq ou six fois chez lui : on imprimait à mesure. Quelquefois, au moment de terminer le numéro, il recevait un mot de Forcade : « Mon cher monsieur, ne comptez pas sur moi… » Le chroniqueur ne pouvait faire sa chronique, il était malade, au lit. Alors F. Buloz appelait trois ou quatre rédacteurs, de ceux sur qui il pouvait compter pour les cas extrêmes, et il leur distribuait le travail : « Vous, Lavollée, disait-il, vous parlerez de la Chine ; vous, Mazade, prenez la politique intérieure ; X… fera la partie administrative, pas la question d’Orient ! Je l’ai donnée tout à l’heure à Z… » Ainsi la chronique se faisait en collaboration et le numéro paraissait, achevé quand même. On comprend qu’un tel homme ait réussi : il mit toutes ses qualités au service d’une seule œuvre : tel fut, je pense, le secret de son succès. Songez qu’il commença avec trois cent cinquante abonnés ; en 1834, seulement trois ans après, ces trois cent cinquante sont devenus mille, en 1838 quinze cents, en 1843 deux mille, et vingt-cinq mille en 1868 !

« Personne avant lui, a dit Brunetière, n’avait pu faire ce qu’il a fait, personne, même les Revues anglaises, qui sont encore aujourd’hui dans les mains des partis politiques, dont elles servent d’abord les intérêts, et ceux de la littérature ensuite. Et ainsi, dans la littérature contemporaine, peu d’hommes se trouveront avoir tenu plus de place que F. Buloz, littérateur qui n’a rien, ou presque rien écrit. Les Académies elles-mêmes auront moins agi sur l’opinion que la Revue des Deux Mondes[1]. »

François Buloz ne se reposa jamais. Même à la fin de sa vie, frappé par la mort dans ses plus tendres affections, accablé lui-même par une douloureuse maladie, « sourd, presque aveugle, il se soulevait encore avec une énergie invincible

  1. Grande Encyclopédie : F. Buloz, par F. Brunetière.