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I

Il peut sembler paradoxal, à première vue, de ranger dans le camp de l’Entente des gens que les textes protocolaires désignent comme sujets d’une puissance ennemie. Mais justement le cas des Tchèques montre à merveille quel abime il y a entre les fictions administratives et les réalités vivantes. Sujets austro-hongrois de par la lettre du droit international, les Tchèques et leurs frères Slovaques n’en sont pas moins aussi antiautrichiens et antiallemands qu’on le peut être. Tous ceux qui se réfèrent, pour juger les hommes, à la vie des âmes, plutôt qu’aux classifications officielles, savaient bien d’avance que les Tchèques ne seraient pas, ne pourraient pas entrer dans la monstrueuse coalition pangermanique.

Il n’existe peut-être pas un peuple au monde où la haine de tout ce qui est allemand soit plus enracinée. « Vous ne détestez pas assez les Allemands, » nous disaient-ils souvent avant la guerre, — et c’était vrai, trop vrai ! Même aujourd’hui, après une si cruelle expérience, je ne sais si tous les Français les ont rejoints dans cette aversion à la fois, instinctive et réfléchie. C’est que nous, en France, nous ne souffrons de nos voisins, ou du moins nous ne sentons notre souffrance, que lorsqu’ils nous envahissent : dans les intervalles de paix, notre rancune n’a que trop le temps de s’atténuer. Mais en Bohême, en Moravie, les Germains, sont installés depuis plus de cinq siècles, et maîtres depuis trois cents ans. Trois cents ans de domination continuelle, tyrannique et tracassière, de la part des vainqueurs ; trois cents ans de résignation farouche ou de révolution impuissante de la part des vaincus ; un contact douloureux de tous les instants et sur tous les points ; un antagonisme qui se traduit dans les plus petites choses de la vie courante aussi bien que dans les plus graves questions de l’existence nationale : voilà des conditions qui expliquent assez l’hostilité patiente et têtue que les Tchèques nourrissent envers le germanisme. Ce petit peuple a vraiment le « sens de l’ennemi, » et nous pourrions au besoin lui en demander des leçons.

En faut-il citer des preuves ? En voici de très familières, et d’autant plus typiques. C’est le proverbe qui, dès le moyen âge, affirme sous une forme savoureuse que les Allemands sont en