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toute espèce de pacifisme crédule, et qu’il en ait tous les inconvénients, l’imprudente beauté, certes, on le voit. Mais il ne s’agit pas de réfuter Emerson et d’éclairer ses illusions à la lumière des nouveaux événements : besogne trop aisée. Ce que nous cherchons en lui, c’est la pensée américaine. Il était pacifiste, comme l’Amérique l’a été, comme elle l’est encore, dans la guerre où elle a versé toute son énergie. Emerson a écrit ces mots : « l’affligeante histoire du monde… » Il a senti l’humanité malheureuse au long des siècles. Et il a cru que l’humanité allait à moins de malheur. Il a cru que certains hommes et certains peuples avaient la possibilité, partant le devoir, de travailler à l’adoucissement de la destinée humaine. C’est une pareille croyance, venue de lui, ou bien venue à lui jadis, et aujourd’hui à ses compatriotes, d’une même impulsion de race généreuse, qui a conduit à la guerre d’Europe les libres citoyens de l’Amérique amie de la paix…

Le voici dans la guerre, Emerson. Il a connu la guerre. Il avait neuf ans, lors de la guerre anglaise, en 1812 ; et il avait plus de soixante ans lorsque se termina la guerre de Sécession : de sorte que son existence est encadrée, comme celle de nos contemporains, par deux guerres. Songeant à la première, en 1837, il écrit : « Peut-être disait-il vrai, celui qui affirmait que la guerre était l’état naturel de l’homme et nourricière de toutes les vertus. Je ne prétends pas que l’homme soit un loup pour l’homme, mais l’homme devrait être un héros pour l’homme. » Ce pacifiste n’est pas de ceux qui dénigrent l’héroïsme et le chassent dans le passé comme un entrain de bien des années antérieur à la civilisation. En 1864, il écrit, ce pacifiste : « Le ciel se charge de nous montrer que la guerre est aussi nécessaire à notre éducation que le lait et l’amour, et que la guerre est inévitable. Nous rejetons la guerre dans le passé historique, comme la guerre de Troie, la guerre des Deux Roses, les guerres de la Révolution. Non pas ! La guerre est ta guerre. » Et quelle est donc la guerre dont il parle ? L’indépendance américaine ! Et c’est la guerre permanente. Il la tourne à un symbole, pour chacun de ses compatriotes, pour chacun de ses contemporains, pour tout homme vivant et qui a le fier dessein de conquérir sa liberté contre tous les empêchements : « Si tu portes la victoire écrite dans tes yeux, dans ta physionomie et ta voix, l’indépendance américaine prend aussitôt sens et consistance. » C’est un symbole ? C’en est un. Mais il faut n’être aucunement un philosophe à la manière d’Emerson, pour ne prêter nulle réalité aux symboles véritables. Et voyez-le, ce même philosophe, en pleine