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leurs cadres vermeils comme à une ancienne connaissance. Celui-ci en perruque poudrée du XVIIIe siècle, aux beaux habits brodés d’argent, comme il ravissait mon imagination d’enfant ! Voici Bunge, figure sévère de professeur ; et encore voici celui qui occupait ce poste avant mon père, Vchnegradsky, une bonne tête de vieillard joufflu à lunettes d’or. Tout semble pareil, — et tout a tellement changé !

Mais je n’ai pas le temps de me laisser aller à la rêverie ; la porte du cabinet du ministre s’ouvre : devant le bureau où j’avais coutume de voir mon père, se tient assis Chingareff. Dès qu’il m’aperçoit, il se lève et vient à ma rencontre avec la plus engageante cordialité. C’est la première fois que je me rencontre avec lui : il me fait grande impression. Ce qui attire en lui, c’est le regard. Voilé par moment d’un nuage de tristesse, ce regard reflète une bonté infinie et illumine tout le visage. De l’ensemble de la personne se dégage un charme pénétrant. On sent que, derrière ce masque d’homme froid et correct, se cache une âme si belle, si pitoyable à la souffrance d’autrui, à la misère des humbles, qu’on a le courage de tout lui dire, de tout lui demander. L’âme de Chingareff doit avoir des affinités secrètes avec celle de Tchekhoff[1]. Non seulement il promet de prendre part au meeting, mais il se réjouit de contribuer au triomphe d’une idée si noble. Je le prie d’en parler à Kerensky, mais il craint que son intervention ne soit plutôt nuisible : leurs rapports sont assez tendus. Il compte agir par Terechtenko, très lié avec le ministre de la Guerre. Tant de sincérité, de simplicité et en même temps de force, émane de ses paroles que j’en reste tout émue. J’ignore ce que vaut le politicien, l’homme est généreux, fermement attaché à un idéal. Je le quitte avec la sensation de l’avoir connu toute ma vie.

Le lendemain, fidèle à sa promesse, il me téléphone qu’il a annonce ma visite à Terechtenko. Donc, après déjeuner, je m’achemine vers le ministère des Affaires étrangères. On m’introduit dans le cabinet du ministre : au bout de quelques minutes, entre un homme jeune, svelte et mince, très élégant, dans des vêtements venus directement de Londres, parlant à la perfection l’anglais et le français. Au lieu de la chaleur

  1. Grand écrivain russe (1855-1904), remarquable surtout dans ses courtes nouvelles et dans son théâtre, offrant un singulier mélange (l’idéalisme et de réalisme objectif.