Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/502

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais ce qui faisait la supériorité incontestable et incontestée de M. Stolypine, ce qui établit d’emblée son ascendant sur ses collègues, c’était un rare ensemble de qualités morales. J’ai déjà parlé de la réputation qu’il s’était acquise par un courage et un sang-froid dont il donna par la suite des exemples encore plus frappants. L’abordait-on pour la première fois, on était tout de suite attiré par une simplicité et une douceur qui donnaient à sa personne un charme irrésistible. A mesure qu’on le connaissait davantage, on découvrait en lui une élévation de sentiments, une fierté d’âme que l’exercice d’un pouvoir qui fut, à certaines heures, dictatorial, ne parvint jamais à altérer. La haute et chevaleresque conception qu’il avait de son devoir en faisait un serviteur de son souverain et de son pays dévoué jusqu’au martyre ; mais en même temps, fier de son nom et jaloux de sa liberté, il garda toujours, vis-à-vis d’une cour et d’un monde bureaucratique qui le considéraient un peu comme un intrus et qui lui furent dès le début vaguement hostiles, une attitude réservée et indépendante à laquelle on était peu habitué dans ce milieu et qui, je regrette de le dire, ne fut jamais suffisamment appréciée par l’empereur Nicolas et par soir entourage.

Le portrait que j’essaye de tracer ici de M. Stolypine serait incomplet, si j’omettais de mentionner le don merveilleux qu’il avait de la parole. Dès ses premiers discours à la Douma, il se révéla orateur hors de pair ; — je dis : se révéla, car jusque-là on ignorait absolument, et il ignorait probablement lui-même son talent oratoire. Avant la réunion de la première Douma, il n’y avait à proprement parler en Russie aucune école à laquelle eussent pu se former des orateurs parlementaires : nous avons vu qu’aux assemblées des zemstvos les débats avaient un caractère pour ainsi dire familier et qui ne favorisait guère l’éclosion de facultés oratoires. Le Russe, on s’en est bien aperçu depuis, surtout dans la période qui a suivi la chute de la monarchie, n’a pas seulement un don naturel pour la parole ; il n’est, hélas ! que trop enclin à abuser de ce don au détriment de l’action. L’usage de la tribune a eu une influence fatale sur la direction prise par les débats de la Douma ; mais pour M. Stolypine, ce fut un puissant instrument de gouvernement. Aux assemblées des zemstvos auxquelles il avait pris part avant de devenir ministre, il avait acquis l’habitude de parler sans