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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/860

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mourut lui aussi sur place. Des trente-huit cadavres qu’on releva, quel était le sien ? On ne le sait, on ne pourra pas le savoir. Mais quand les renforts arrivèrent, on constata seulement que les trente-huit fusils étaient hors de service. Le dernier tirailleur tombé les avait brisés, pour que pareil trophée ne demeurât point à l’ennemi. Puis, désarmé, le héros ignoré avait attendu la balle mortelle.

Cet esprit d’abnégation, les noirs l’avaient apporté d’Afrique. Il est inséparable d’eux : ils l’ont dans le sang et c’est tradition de race. Décidés à périr, voici comment ceux de Dixmude firent leur mort. Cernés, peu à peu, la rage du combat, l’ivresse du sacrifice consenti les soulevaient au-dessus d’eux-mêmes. Une fureur sacrée, une hystérie mystique et contagieuse les posséda, libérant l’esprit de la matière. Le souffle d’Azraël passa, soudant leurs âmes en une âme collective suprahumaine. Alors, ceci advint qui passe l’imagination, qui est un prodige. Réminiscence dix fois millénaire émergée tout à coup du tréfond commun à la race, appel mystérieux du sang, on ne sait. Mais une force élémentaire, de nature, s’empara, fit bloc de ces surhommes qui vivaient déjà dans la mort. Progressivement, leurs voix qui crachaient à l’ennemi colère, haine et mépris, dans leurs cent idiomes africains s’unirent, se confondirent, en une mélopée surgie de tous leurs langages, et qui pourtant n’était d’aucun. D’un rythme puissant, lent, lentement accéléré, formidable, terrible, ce cantique de guerre et de mort inconnu, né là subitement et qui ne put être au monde que cette fois, emplit la bataille, la domina. Si étrange, si terrifiante en était la majesté sauvage qu’elle éteignit tous les fracas. Stupide, l’ennemi écoutait, contemplait. Un instant, une trêve de terreur religieuse régna, où seul montait de la terre au ciel le pæan funèbre des morituri noirs. Mais eux, pleins d’un délire sacré, emportés dans l’extase, ils se ruèrent, frappant et tuant, arrachant yeux et chair, du fer, des ongles et des dents. L’Allemand est toujours le Boche. Pour en finir de ces demi-dieux en furie, il amena ce qui, en Prusse, est l’ultima ratio regis : du canon. A cinquante mètres, la mitraille faucha la chair noire. Sous les volées, mourant pour toujours avec les morts, l’hymne unique s’affaiblit, puis se tut. Mais il a droit à d’éternels échos dans l’histoire…