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I

« L’homme malade » n’est pas mort de sa maladie chronique ; il s’est suicidé en se jetant dans la grande guerre. Il n’était nullement forcé d’y prendre part et il pouvait, pour prix de sa neutralité, consolider pour longtemps sa position en Europe et en Asie, obtenir des puissances alliées et associées la garantie de son indépendance et de l’intégrité de son territoire. En fait, ces avantages furent offerts par les ambassadeurs de France et d’Angleterre au gouvernement jeune-turc ; mais le tout-puissant triumvirat qui détenait l’autorité effective, Enver, Talaat, Djemal, avait arrêté sa détermination, depuis longtemps, non pas seulement parce qu’il avait laissé prendre aux Allemands une influence dominante, mais parce que la guerre que faisait l’Allemagne satisfaisait ses passions et favorisait ses ambitions. Pour tout homme sensé, la guerre générale devait apparaître aux gouvernants turcs comme une occasion unique, inespérée, d’écarter à la fois le péril russe et la tutelle allemande, tout en sauvegardant la paix ; au contraire, la participation à la lutte, dans l’état d’épuisement où les guerres balkaniques, succédant à celle de Tripolitaine et aux rébellions toujours indomptées du Hedjaz et du Yémen, avaient laissé la Turquie, ne pouvait que provoquer sa ruine et amener la perte de son indépendance, soit qu’elle triomphât avec les Allemands et grâce à eux, humble barque attachée au grand navire, soit qu’elle sombrât avec eux.

Pour comprendre comment les Jeunes-Turcs ont pu commettre sciemment cette faute mortelle, il est nécessaire de pénétrer la mentalité du petit clan qui gouvernait en maître absolu l’Empire ottoman. Leur psychologie d’ailleurs ne diffère de celle d’un Abd-ul-Hamid et de celle de toute la race que par l’hypocrisie des formules et la brutalité plus soutenue et plus méthodique des moyens. Le « Sultan rouge » et les Jeunes-Turcs ont pratiqué la même politique de nationalisme étroit, d’unification et de « turcisation » intérieure. Quand la révolution de juillet 1908 éclata au nom de la liberté et au chant de la Marseillaise, toute l’Europe espéra que la Turquie allait enfin se réformer elle-même, devenir, avec l’appui de l’Europe, un État moderne où chaque individu, sans distinction de race ou de religion,