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lorsque les Espagnols en furent chassés, s’unissait au nom de France. Francia ! Libertas ! A ce cri poussé dans la nuit les torches s’allumèrent et la clarté fut telle que l’on crut au lever du soleil. Le Carroccio s’avance au son de la cloche, la martinella ; et, comme il symbolise ce que la ville a de plus précieux, on y a placé de petits enfants derrière les joueurs de trompettes.

Quand le cortège a cessé de défiler et que toutes les contrades se sont rangées sur des gradins au pied du Palais municipal, — quel cadre splendide pour cette splendide résurrection du passé ! — une sonnerie annonce la course, et le silence semble distendre la place. Les fantini ont repris leur costume et s’arment du nerf de bœuf dont ils ont le droit de se frapper. Les chevaux partent. Un cercle d’éclairs et des cris sur une pente dangereuse au milieu d’une foule immobile et muette. Et une immense clameur qui retombe et s’éparpille en brouhaha. Le vainqueur a sauté de son cheval dans les bras des carabiniers qui le saisissent et l’emportent pour le soustraire aux poings d’une contrade rivale qu’il a trahie l’année dernière. C’est la Tortue qui gagne. On savait qu’elle gagnerait. Cela lui coûte six mille francs. Elle a corrompu d’autres jockeys : tout le monde le sait. Si ce n’avait pas été elle, c’eût été l’Oie ; mais l’Oie n’en a dépensé que cinq mille. Il en est de même à chaque Palio. Et c’est précisément ce qui, dans un sens, en fait la noblesse. Les chevaux n’ont point de valeur ; les jockeys se vendent ; la course n’est jamais exempte de fraude ; il n’y a d’absolument sincère que l’enthousiasme du peuple. Il a vécu des mois et des mois pour cette minute où, costumes, décors, gestes, passions, il se retrouve dans ce qui fut la joie de son passé et sent affluer à son cœur le beau sang de sa jeunesse. J’ai assisté à bien des fêtes nationales ; mais une pareille force d’illusion, je ne l’ai rencontrée nulle part.

Nulle part aussi elle ne peut s’appuyer sur une réalité plus tangible. Il n’est point à Sienne de petit enfant si dénué qu’il ne connaisse les richesses de sa ville. Il a joué ses premiers jeux sur le giron de l’histoire et de la légende. Dans nos cités les mieux conservées, nous avons encore besoin de faire un effort d’imagination et comme d’en rapprocher les vieux pans épars pour nous les représenter telles qu’elles étaient dans leurs grands jours. Mais ici l’ensemble est presque intact. Les sauvages palais féodaux regardent par leurs jolies fenêtres